L’image en question, c’est celle d’Aylan, un petit Kurde syrien originaire de Kobané, né après le début de la guerre civile et qui cherchait à rejoindre l’île grecque de Kos, à quelques kilomètres seulement de la Turquie, où son corps a été retrouvé mercredi matin.
Son père survivant voulait rejoindre sa sœur, qui vit au Canada depuis 20 ans, et offrir un avenir à ses deux enfants qui n’avaient connu que le chaos.
Ce que l’image ne montre pas, ce sont les douze autres réfugiés qui ont trouvé la mort en tentant la même traversée, dont le frère et la mère d’Aylan. L’image ne montre pas non plus tous les réfugiés qui ont perdu la vie en nourrissant les mêmes rêves.
Cette image ne devrait pas être nécessaire pour changer notre regard sur la tragédie qui se joue aujourd’hui au large, sur nos plages ou dans nos gares. Qui n’est pas au courant du drame qui touche des centaines de milliers de réfugiés, venus du Moyen-Orient et d’Afrique ?
Il faut s’attendre à une explosion du nombre de réfugiés
On nous parle quotidiennement des naufrages qui font plusieurs centaines de morts, des accidents liés au passage de certains points chauds comme à Calais ou à la frontière hongroise, ou simplement des conditions de vie déplorables des « migrants ».
Des personnes qu’on devrait plutôt nommer « réfugiés », et cela même si elles ont un job au Royaume-Uni ou en Amérique du Nord comme objectif et quelle que soit leur origine : Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, corne de l’Afrique, Soudan, Centrafrique, Congo, région du lac Tchad, Mali… toutes des zones touchées par l’extrémisme et la guerre civile.
Mais ça, les médias nous le montrent déjà en boucle. Au passage, c’est intéressant de noter le caractère grégaire des journalistes français, qui nous parlent d’une image, pour la simple et bonne raison que le monde entier en parle déjà : vérifiez la presse d’hier : regardez la Une et les titres de journaux comme The Independent, The Time, The Washington Post, El Pais, et tant d’autres qui, même sans nous montrer le corps du petit Aylan, nous parlent de l’horreur que vivent les migrants.
En France, il n’y a que Le Monde, et encore, c’est un journal du soir qui a eu le temps jeudi de sentir la vague (et les ventes) monter.
Un kiosquier av. Bugeaud dévalisé de ses exemplaires de #LeMonde parce la photo du petit #Aylan est en Une.
Mais la question n’est pas ici de faire (encore) le procès de la presse. Ni de dire que cette photo va changer notre compréhension du drame migratoire. Ce sont les mêmes scènes qui se répètent inlassablement, des guerres d’Afrique au conflit qui a ravagé l’Europe il y a à peine 70 ans, et notre société est habituée à voir ce genre de clichés chocs, qui montre l’horreur de la guerre ou de la crise humanitaire par le prisme de l’enfance. Plusieurs articles en font un très bon inventaire.
L’important est d’expliquer un phénomène qui ne va que s’aggraver, et de dépasser nos appréhensions primaires pour se focaliser sur les solutions qui s’offrent à nous. On sait le Moyen-Orient et l’Afrique instables et plongés dans la crise politique et économique ; on sait que le réchauffement climatique ( la sécheresse est l’une des causes de la révolution en Syrie ) et la montée des eaux vont augmenter ce flux de réfugiés. Je n’ai pas la prétention de dire que j’ai une solution. Mais en ce qui concerne le sort que l’on doit réserver à ces réfugiés, j’ai ma petite idée.
L’Europe peut tout mais tente peu
L’Union européenne compte plus de 500 millions d’habitants et est la première puissance économique mondiale. Aujourd’hui, on pinaille pour savoir comment répartir entre les 28 quelques centaines de milliers de demandeurs d’asile. Ils sont 800 000 en Allemagne, quatre fois plus que l’an passé. Le premier pays de la zone euro est celui qui accueille le plus de réfugiés, soit environ 32% de l’ensemble des demandeurs d’asile de l’UE, et pourtant il semble au bord de la rupture.
Le Liban est un minuscule pays de 10 000 km2 et un peu plus de 5,5 millions d’habitants. La densité de population y est cinq fois plus élevée qu’en UE. Le pays est miné depuis des décennies par la guerre civile, ruiné par les conflits successifs avec Israël et en proie depuis plus d’un mois à une grave crise sanitaire et politique, dont vous n’avez certainement pas entendu parler. Il accueille plus d’un million de réfugiés sur son sol. La Jordanie, la Turquie et l’Iran, qui ont bien sûr plus de moyens, font de même.
Et si les réfugiés ne sont pas pour autant sauvés (le Liban les rejette de plus en plus), les conditions de vie y sont meilleures qu’en Europe, grâce à l’aide de l’ONU certes, mais quand même ! En Hongrie, des milliers de personnes dorment dans les gares, les parcs ou aux alentours, avec seulement quelques points d’eau à disposition. C’est une crise humanitaire, crise que les comptables de l’UE n’arrivent pas à gérer avec leurs méthodes habituelles, à coup de normes et de quotas.
« En juillet, les Européens se sont mis d’accord pour réinstaller 22 500 réfugiés syriens vivant actuellement dans des pays du Proche-Orient (Liban, Jordanie). Ils ne sont, également, parvenus à s’entendre que sur la répartition volontaire de 32 256 demandeurs d’asile arrivés en Grèce et en Italie, deux pays qui n’arrivent plus à faire face à la situation. Un chiffre dérisoire face à l’ampleur des arrivées » jugeait Le Monde le 19 août, avant d’évoquer les solutions envisagées par nos gouvernants :
« Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, a indiqué mardi quatre sujets qui pourraient constituer les grands axes d’un plan franco-allemand. Il s’agirait tout d’abord de créer des « points d’enregistrement » (hot spots) là où les réfugiés arrivent. (…) Deuxièmement, des procédures accélérées devraient être mises en place afin que ceux qui n’obtiennent pas l’asile repartent effectivement et rapidement. En Allemagne, Mme Merkel a reconnu qu’on ne pouvait plus travailler en « mode normal ». Le pays rappelle des retraités ou fait appel à des fonctionnaires d’autres administrations pour venir en aide aux services d’immigration. Troisième axe : aider les pays de transit sur la route de l’UE à lutter contre les filières clandestines. La France pense surtout à la Libye et au Niger, l’Allemagne aux Balkans. Quatrième axe : à plus long terme, aider au développement des pays de départ afin de tarir le flux à la source. »
350 000 « migrants » ont tenté la traversée de la Méditerranée depuis le début de 2015, contre 220 000 pour toute l’année 2014. Les 2/3 arrivent en Europe par la Grèce : c’est le chemin le plus logique pour les réfugiés politiques syriens, irakiens et afghans, qui méritent en majorité l’asile.
Au total, 2643 sont déjà morts en mer cette année. Ils étaient 3500 l’an passé. Combien sont les victimes inconnues d’autres axes de passage, quand ils ne succombent pas simplement avant même d’atteindre la Méditerranée ? Combien de corps balisent les routes qui mènent en Syrie, en Érythrée ?
Combien sont au fond des eaux dans lesquelles nous avons passé une partie de nos vacances cet été ? Combien sont, comme Aylan, retrouvés sur les plages qui nous font tant rêver ? Pourquoi ne pas donner plus de moyens aux ambassades et au consulats européens, dans les pays frontaliers de la Syrie, pour que les demandes d’asile et de visa soient traitées avant que les réfugiés, par désespoir, ne fassent confiance aux passeurs ? Pourquoi ne pas intervenir en Lybie, où le chaos règne depuis la chute de Kadhafi, pour y instaurer ces fameux « hot spots », avec l’aide de l’ONU, à la façon de ce qui se fait aux frontières de la Syrie et de l’Irak ? De là-bas, nous pourrions empêcher ces innombrables noyades et lutter efficacement contre ces mêmes passeurs, coupant par la même occasion des sources de revenus aux groupes terroristes qui sont la cause de la fuite des migrants.
Accueillir les réfugiés : plus qu’une responsabilité, une opportunité
Et j’irai même plus loin : combien, parmi ceux qui sont morts ou qui attendent entassés dans les gares et les bidonvilles, sont des médecins, des ingénieurs, des avocats, ou même des ouvriers, des étudiants, de jeunes enfants ? Combien de talents sont ainsi gâchés, combien de familles courageuses ont tout quitté pour prouver au monde qu’elles préfèrent la vie à la tyrannie, à l’extrémisme ?
Accueillons-les, donnons leurs les moyens de vivre, de s’enrichir, d’utiliser leurs talents pour inventer une alternative à la situation de leurs pays. N’allons pas imaginer qu’ils rêvent de prendre notre place, notre emploi, notre bouffe et notre maison : ils n’aspirent qu’à vivre sans danger, chez eux de préférence. Offrons à ces enfants une autre jeunesse que celle de la guerre, de l’ignorance, de la tyrannie et de la haine : offrons à ces enfants une jeunesse de paix, d’éducation, de démocratie et de tolérance, qu’ils pourront un jour transmettre à leurs propres enfants, une fois de retour au pays.
Ce n’est pas un coût, c’est un investissement. Un investissement de quelques milliards d’euros sans doute, mais à mettre en perspective avec les dizaines et les dizaines de milliards dépensés pour sauver la Grèce il y a peu où renflouer notre système bancaire avant ça. L’Europe est seule face à ses responsabilités, mais elle est aussi la seule à pouvoir saisir cette opportunité.
Nous payons aujourd’hui le prix de notre impérialisme, de notre volonté d’imposer à ces populations notre façon de vivre, de consommer et de se gouverner. Encore une fois, Claude Lévi-Strauss peut nous aider à y voir plus clair, comme le rappelle cet article du Figaro, dont je ne partage cependant pas toutes les conclusions : l’anthropologue soutient que les civilisations, cultures ou nations, pour progresser, ont besoin d’échanger entre elles, ce qui sous-entend qu’elles sont différentes dans de nombreux domaines. Or la mondialisation, du moins celle qu’on a connu depuis plus d’un siècle, conduit à une homogénéisation forcée des sociétés humaines autrefois indépendantes : soit via le « hard power » colonial, soit via le « soft power » capitaliste.
Au Figaro de citer Lévi pour conclure : « on doit reconnaître que cette diversité [du monde] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi: elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité. »
Accueillir ses réfugiés et les enrichir momentanément aujourd’hui, c’est enrichir leurs pays demain et éviter qu’une horde croissante de désespérés viennent mourir à notre porte en nous demandant des comptes.
Alors vous serez nombreux à penser que ce n’est pas si simple, et je suis d’accord.
Comment répartir les migrants de façon équitable entre les pays d’Europe, alors que ces derniers n’ont d’yeux que pour l’Angleterre et l’Allemagne, leur faible chômage, leurs emplois sous-payés qui ne nécessitent pas toujours de papiers, leur communautarisme où l’on trouve toujours des compatriotes ou de la famille ? On peut commencer par critiquer les politiques sociales menées dans ces deux pays, mais aussi proposer des conditions d’accueil aussi favorables dans les autres. C’est l’extrême mobilité des réfugiés une fois en Europe qui empêche la mise en place de structures d’accueil satisfaisantes.
Mais là aussi, vous me demanderez où placer tout ce petit monde et comment les occuper, alors que le chômage est déjà au plus haut ? Pour ne s’intéresser qu’au cas de la France, connaissez-vous Chambon-le-Château, charmant village lozérien, qui accueille depuis plusieurs années une cinquantaine de demandeurs d’asile ? Sans idéaliser leur impact sur l’économie locale, ils offrent une aide précieuse pour le maintien des petits commerces, d’une poste et d’une école. Rien de révolutionnaire, mais il y a tellement de villages en train de mourir en France que c’est une piste qui mérite d’être évoquée. Nos agriculteurs se plaignent de ne pas pouvoir employer de la main-d’œuvre à bas coûts, comme en Allemagne ? Nous devons recruter des médecins étrangers pour lutter contre le désert rural ? Tant d’autres pistes… Et pour être cynique, on peut aller jusqu’à dire que la gestion des réfugiés devrait créer de plus en plus d’emplois !
Enfin, vous pouvez évoquer le fait que des conditions d’accueil de plus en plus favorables vont inciter les migrants à tenter leur chance. Mais il faut être lucide : les conditions actuelles n’empêchent pas les parents de se jeter à l’eau en entraînant leur famille. L’appel d’air n’est pas de notre côté de la mer, c’est la guerre qui attise leur désir de partir. L’exemple tragique d’Aylan montre aussi que l’Europe n’est qu’une étape pour beaucoup de réfugiés : alors que l’Asie du sud-est connaît une crise similaire, il est temps d’envisager une réponse mondiale. Surtout que certains pays, notamment ceux du Golfe, qui sont en partie responsables de la crise qui touche l’Irak et la Syrie, n’ont accueilli aucun réfugié sur leur sol ! En attendant, plusieurs millions de réfugiés sont déjà en Europe, et je nous vois mal tous les raccompagner hors de l’UE.
Comme le dit très justement Daniel Schneidermann, d’@rrêt sur images, à propos de celle qui nous intéresse :
« C’est la photo qui va faire bouger les consciences. Pourquoi celle-ci ? Des dizaines, des centaines d’enfants comme Aylan se sont noyés ces derniers mois en Méditerranée. Mais Aylan s’est peut-être noyé au bon moment. Au moment où la banquise européenne commence à craquer, où dans les discours politiques le mot réfugié l’emporte sur le mot migrant, où Angela Merkel vient de décider de ne plus renvoyer d’Allemagne les réfugiés syriens. Aylan s’est endormi au bon moment et au bon endroit comme le résume, plus efficace que tous les discours, le photomontage d’un internaute. »
Il suffit parfois d’une image pour aller au-delà des peurs et du populisme. Traitez-moi d’utopiste, mais face à l’horreur, il faut aussi savoir rêver.
L’ambition de l’État islamique est de perdurer et de se renforcer assez pour continuer son expansion : Irak, Syrie, Liban, Jordanie et surtout Israël. Cette politique demande évidemment des ressources, mais aussi le contrôle des territoires et des populations.
La stratégie de communication et de séduction mise en place par l’organisation pour attirer de nouvelles recrues va ainsi de pair avec la constitution d’un véritable proto-État dont la superficie est à peu près similaire à la Grande-Bretagne et la population varie selon les estimations entre 5 et 10 millions d’habitants.
Depuis Raqqa, ville du nord de la Syrie conquise en janvier 2014, l’organisation a mis en place une véritable administration, comme je l’indiquais en septembre dernier. Des ministères de la Santé, de l’Éducation, de la Défense, des Affaires religieuses ou encore de la Communication y ont été constitués.
Une administration, des services publics, des commerces ouverts…
Daesh a des attachés de presse, qui encadre les journalistes étrangers comme c’est le cas dans ce reportage en anglais de Vice News. Les tribunaux y jugent selon la loi islamique, une force de police a été constituée, les transports publics fonctionnent et l’organisation a mis en place ses propres écoles, où les jeunes se forment déjà au djihad.
Ses ressources trahissent cette évolution d’un groupuscule terroriste vers un véritable « État islamique »: auparavant largement financé par des intérêts étrangers, originaires des pays du Golfe, Daesh exploite désormais les ressources et les habitants de son territoire.
Quelles sont les ressources exploitées par Daesh ?Un sous-sol riche en hydrocarburesL'agriculturePillages et extorsionsLe trafic de droguesL'aide inattendue de... Bagdad
L’organisation contrôle le gros des réserves en pétrole, en gaz, mais aussi en phosphate de Syrie et d’Irak, soit une réserve estimée à 2000 milliards de dollars. Leur façon de les exploiter est artisanale, mais rapporte gros : lorsqu’un puits de pétrole est sécurisé, les djihadistes ouvrent les vannes à fond, creusent au bulldozer une tranchée où se déverse le liquide et utilisent de petites pompes pour remplir des camions-citernes.
On est loin de l’exploitation industrielle, mais la manne pétrolière rapportait à son apogée à l’organisation près de 2 millions de dollars par jour. Malgré l’embargo, les djihadistes alimentent le marché noir via la Turquie où des intermédiaires peu scrupuleux le mélange avec des importations légales. Ils profitent de l’expérience des anciens cadres du régime de Saddam Hussein, qui exportaient déjà depuis une vingtaine d’années le pétrole irakien via des routes de contrebande. Même topo pour le gaz et le phosphate. Ces trois ressources représentent plus de la moitié des revenus de l’organisation.
Néanmoins, après une année 2014 fastueuse, l’EI est victime de la baisse des cours du pétrole et des bombardements de la coalition qui visent les puits exploités par l’organisation.
Les exportations « made in Daesh » ne se limitent pas aux hydrocarbures : bien que la sécheresse devienne de plus en plus problématique – et pourrait être une des causes de la guerre civile syrienne – la région est un grenier historique qui produit du blé et du coton. On ne sait pas si l’EI vend directement les récoltes ou se contente de taxer les bénéfices, mais du coton syrien se retrouve également en Turquie, et cela de façon totalement légale, l’embargo ne concernant que les armes, le pétrole et les opérations bancaires. Ainsi, quand vous faites le plein ou achetez un t-shirt fabriqué en Turquie, vous financez peut-être les terroristes.
Le marché noir d’antiquités est aussi très lucratif grâce aux sites archéologiques et aux musées et archives tombés entre leurs mains. Puisque les virements sont interdits, l’organisation utilise pour être payée un système digne des premiers temps de la banque : un réseau de bureaux de change permet de déposer l’argent en Turquie et de demander à un bureau en Syrie ou en Irak de donner la même somme au destinataire. Les échanges vont dans les deux sens – il faut bien importer de la nourriture et des biens – aussi l’argent ne manque jamais. Les dons qui viennent des pays du Golfe passent par le même chemin, aussi utilisé au quotidien par la population.
Les commerçants subissent une véritable extorsion : Daesh vend sa « protection » à la manière des organisations criminelles. L’achat de marchandises est taxée, façon TVA, tandis que les camions qui les acheminent doivent s’acquitter d’un péage. Les djihadistes laissent même passer les camions et les bus qui transitent entre Damas et Bagdad (les deux capitales ennemies !) par leur territoire, tant que tout le monde paye la somme réglementaire…
On peut aussi évoquer le sort des esclaves. Pour récupérer une femme mariée de force ou un enfant envoyé dans un camp de formation, les familles peuvent payer une rançon : autour des 25 000 dollars, une fortune quand le salaire moyen n’est que de quelques centaines de dollars par mois.
Reste la drogue. Bien qu’elle y soit normalement interdite, comme l’alcool et le tabac, – les djihadistes allant jusqu’à filmer la destruction de cartouches de cigarettes sur leur territoire, alors qu’ils alimentent en parallèle le marché noir européen – elle circule en grande quantité sur le territoire de l’organisation, qui y produit des drogues synthétiques comme le captagon, une amphétamine.
Selon Radwan Mortada, un expert contacté par Arte, qui a consacré un reportage le mois dernier sur le sujet, un sac de 200 000 pilules coûte quelques milliers de dollars à produire pour un bénéfice d’un demi-million de dollars. 50 millions de pilules auraient été écoulées en 2014.
Le captagon, qui agit comme coupe-faim, anti-fatigue, anti-stress et anti-douleur, est aussi très populaire auprès des djihadistes. Les Kurdes, qui ont également retrouvé de la cocaïne et des seringues sur des prisonniers ou des corps, parlent de combattants drogués et fanatiques, qui ne tombent qu’après avoir été touchés à plusieurs reprises.
Plus ubuesque, l’organisation est même « aidée » par l’État irakien : puisque ses dirigeants pensent que Mossoul sera tôt ou tard reprise et qu’il faut bien continuer à entretenir la ville, près de 50 000 fonctionnaires irakiens continuent d’être payés par Bagdad, au profit des djihadistes qui ne dépensent pas un sou ! Les salaires sont payés via le réseau de bureaux utilisé pour toutes les transactions et tombent à moitié dans la poche de l’organisation.
Les témoignages en provenance de Raqqa indiquent que les habitants se sont adaptés à la présence de Daesh. L’activité commerciale et entrepreneuriale se poursuit au sein du Califat, tant pour assurer l’approvisionnement des habitants et plus particulièrement des combattants, que leur divertissement. Daesh publie même un véritable guide touristique à destination des djihadistes étrangers et de leur famille, où l’on vente la qualité du climat, la diversité des produits vendus dans les boutiques de la ville, l’ouverture de nouveaux restaurants – dont un chinois – ou encore les écoles qui fournissent une instruction en anglais !
Dans la même idée, on apprend qu’un service de protection des consommateurs vérifie la conformité des marchandises vendues, tant avec la charia qu’avec les normes sanitaires courantes…
Cette vidéo montre le quotidien à Raqqa, filmé en caméra cachée par une opposante syrienne qui a dû fuir en France après avoir été reconnue.
… mais un modèle criminel et sans lendemain
Cette normalité de façade est une technique utilisée par Daesh pour séduire ses partisans. Autre argument : les femmes et les enfants capturés parmi les opposants et les minorités chrétiennes et yézidies. Les personnes concernées sont une composante du butin tiré du djihad, lequel permet aux djihadistes de légitimer ces pratiques. Les cheiks et les émirs de l’organisation priment lors de la répartition des femmes, dont ils peuvent ensuite disposer à leur guise. Les plus belles sont parfois revendues plusieurs milliers de dollars sur les marchés humains mis en place par l’EI. Les autres, partagées par la troupe, ne valent parfois pas plus que le prix d’un paquet de cigarettes. Certaines peuvent être échangées une vingtaine de fois entre combattants…
Daesh, qui fournit aussi une maison et une ou plusieurs femmes, cherche à attirer de nouvelles recrues et à préparer la prochaine génération de combattants. La propagande de Daesh fait état de plus de 500 naissances à Raqqa, alors que les ONG décrivent des hôpitaux en ruine.
Pour profiter des différents trafics (drogues, esclaves…) et de l’ambiance des cafés et des restaurants dont les habitants sont exclus, les fonctionnaires et les combattants de l’organisation disposent d’un salaire minimum de 300 euros par mois. Au contraire, ceux qui ne sont pas avec l’organisation, même les plus pauvres, sont soumis à l’impôt, ce qui explique que certains préfèrent rejoindre l’EI et les avantages qu’il assure. Extorqués, ils extorquent à leur tour.
Pour limiter le mécontentement populaire et gérer les nombreux réfugiés qui viennent en ville fuir les combats, l’organisation doit veiller au fonctionnement des services publics : distributions gratuites de nourriture, fonctionnement des transports en commun ou du réseau postal… Daesh a les moyens de cette politique, avec des réserves proches de 2 milliards de dollars selon les spécialistes.
Mais ces moyens sont destinés avant tout aux djihadistes, comme le dénoncent des activistes syriens avec la campagne en ligne « Raqqa massacrée en silence« . Elle montre la dégradation du niveau de vie de la population et le renforcement de la répression des djihadistes envers ceux qui se plaignent. Les corps décapités qui décorent la ville rappellent aux habitants tout le poids de la charia.
En effet, les spécialistes pointent du doigt les ratés de la politique publique des djihadistes : selon Tom Keatinge, spécialiste britannique de la sécurité interviewé par l’International Business Times en avril dernier : « Daesh n’a pas tenu ses engagements. À Mossoul, le butane serait dix fois plus cher qu’auparavant. Le réseau téléphonique ne fonctionne plus et il n’y a pas de ramassage des ordures. » Un constat partagé par Ayman Al-Tamimi, un autre analyste cité par le journal : « Objectivement, la vie est devenue bien plus difficile qu’avant l’arrivée de Daesh : les gens doivent produire leur propre électricité, le prix des combustibles est bien plus élevé, les médicaments sont en rupture de stock, etc. »
Le mécontentement des populations urbaines est un atout pour la coalition. La guerre contre l’organisation se prolonge d’ailleurs sur le terrain économique et financier : les Occidentaux font tout pour geler les avoirs des djihadistes et de ceux qui les financent. Malgré ses réticences à intervenir au sol, l’administration Obama a donné son feu vert pour le déploiement d’un commando en Syrie. Son objectif : capturer ou éliminer certains responsables de l’organisation, dont Abou Sayaf, en charge des finances, du commerce des otages et de la vente du pétrole. De leur côté, les Kurdes s’emploient à couper les lignes d’approvisionnement des djihadistes avec la Turquie.
Alors que sur le plan opérationnel et idéologique, l’organisation semble pouvoir perdurer encore plusieurs années, c’est l’absence d’une véritable politique économique, autre que celle du pillage, qui nous débarrassera de Daesh : les frappes sur les installations pétrolières et la surexploitation de ces dernières par les djihadistes vont tarir cette source de revenus. Le manque de carburant va affecter le transport de marchandises comme celui de combattants. Daesh va perdre en autonomie et en réactivité sur le terrain et ne pourra pas se financer exclusivement en extorquant les populations sous sa coupe.
Cette stratégie d’étouffement sur le long terme ne devrait pas améliorer la situation des populations concernées, ni l’image de l’Occident, en retrait depuis le début de la guerre en Syrie il y a quatre ans.
Revenons au 29 juin 2014. Quelques semaines après la prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, du contenu de ses banques et des arsenaux de l’armée irakienne en déroute, les djihadistes de ce qui était alors l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) se sentent assez forts pour rétablir le califat.
Dès lors, ils se font appeler simplement l’État islamique (EI), insistant sur la portée universelle du régime instauré, à l’instar du califat qui est censé être l’autorité suprême, sur le plan spirituel et temporel, pour tous les musulmans. Bien sûr, la majorité d’entre eux n’est pas dupe et vit avec désolation le retour, entre les mains de nouveaux barbares, d’une institution disparue depuis près de 90 ans avec la fin de l’Empire ottoman.
Mais certains sont séduits par le discours du « calife Ibrahim », nouveau nom d’Abu-Bakr al-Baghdadi, le chef de l’organisation terroriste. Ils voient en lui le « successeur du prophète » qu’est le calife depuis la mort de Mahomet en 632, ou du moins le champion du salafisme, le retour à « l’islam des ancêtres ». En ce sens, les succès du djihad armé et la conquête d’un territoire où est appliquée la charia servent la politique d’al-Baghdadi et de l’EI.
Au 29 juin 2015, on ne peut en effet que constater le succès de Daesh, selon les termes utilisés le mois dernier par l’Institut américain d’études de la guerre pour définir la stratégie de l’organisation terroriste : « défendre l’intérieur de l’Irak et de la Syrie, s’étendre au niveau régional, et perturber et recruter à l’échelle internationale ».
En Irak et en Syrie, le groupe a enregistré deux succès majeurs avec les prises respectives de Ramadi et de Palmyre. La première, à une centaine de kilomètres de Bagdad, renforce la pression djihadiste sur la capitale irakienne et permet à l’EI de contrôler l’ouest désertique du pays, peuplé par des tribus sunnites que l’organisation associe à la gestion. C’est aussi une humiliation supplémentaire pour l’armée irakienne, qui s’est débandée dès les premières attaques suicides de djihadistes précédés par une réputation de cruauté qui avait déjà fait merveille à Mossoul l’an passé.
La seconde, ville antique du centre de la Syrie célèbre pour ses monuments romains et sa prison dans laquelle le régime détenait nombre d’opposants et de djihadistes, donne à l’EI la mainmise sur la moitié du pays. Tombée malgré la résistance de l’armée gouvernementale, cette victoire a surtout un fort retentissement symbolique, tant pour les Occidentaux qui craignent de nouveaux saccages que pour les opposants syriens à la dictature de Bachar. Malgré la défense de la ville kurde de Kobané en Syrie et la reprise de Tikrit en Irak, les forces djihadistes maintiennent ainsi leur contrôle sur un vaste « pré carré » entre les deux pays, dont les angles sont Raqqa, la capitale, Mossoul, Palmyre et Ramadi.
Pour ce qui est de s’implanter au niveau régional, Daesh cherche à étendre son influence dans chaque région du monde musulman où règne l’instabilité. Il faut moins y voir une implantation directe qu’une « franchise » accordée à des groupes locaux. Le but pour l’organisation est d’ouvrir de nouveaux fronts, tant pour diviser les forces ennemies que pour s’imposer comme la référence du terrorisme international, au détriment des divers groupes djihadistes et des antennes locales d’al-Qaïda.
le Liban et Israël sont dans sa ligne de mire. Les djihadistes multiplient les incursions dans le nord du Liban et ont récemment prévenu les rebelles qui occupent la frontière syrio-israélienne de leur intérêt pour la zone. De plus, des tirs de roquettes depuis Gaza ont été revendiqués par l’EI.
en Libye, des djihadistes se revendiquant de Daesh sont à Syrte, au centre du pays, alors que deux gouvernements, l’un libéral à Tobrouk dans l’ouest, l’autre islamiste à Tripoli dans l’est, s’opposent depuis la chute de Kadhafi. Les négociations entamées sous l’égide de l’ONU afin de constituer un gouvernement libyen uni face à l’EI restent stériles.
au Yémen, où le conflit entre sunnites et chiites a anéanti le pouvoir en place et au Pakistan, en proie aux troubles causés par les Talibans, Daesh ou des groupes affiliés viennent de commettre une série d’attentats causant plus de 200 morts parmi les chiites.
aux confins du monde musulman, la secte Boko-Haram, qui fait régner la terreur depuis le nord du Nigéria, s’est aussi rapproché de l’EI en vue de l’instauration d’un califat africain ; même constat dans le Caucase, où l’EI vient de recevoir l’allégeance d’un important groupe tchétchène, fort de près de 10 000 hommes prêts à en découdre avec les Russes ; enfin dans les pays musulmans des Balkans, comme la Bosnie, le Kosovo et surtout l’Albanie, l’organisation appelle au djihad au travers des vidéos de propagande dont elle s’est fait une spécialité.
Ces vidéos au style hollywoodien sont la pierre angulaire de la stratégie de communication de l’organisation. Le numérique est, comme jamais auparavant pour une organisation du genre, le champ de bataille privilégié par Daesh pour « perturber et recruter à l’échelle internationale » selon les mots de l’Institut américain d’études de la guerre. La vague d’attentats et de massacres qui a frappé, le vendredi précédant l’anniversaire du califat, la France, la Tunisie, le Koweït et la ville Kurde de Kobané, est le résultat de cette politique.
Là aussi, l’EI semble triompher, tant la riposte est lente à se mettre en place. La communauté internationale va pourtant devoir prendre des mesures de plus en plus drastiques si la situation persiste, tant en ligne que sur le terrain. Mais quelles mesures ? Celle privilégiée pour l’instant, au détriment des populations persécutées par les djihadistes, est d’étouffer Daesh à petit feu, tout en limitant le retour des djihadistes occidentaux en métropole.
Les raids aériens, bien que très coûteux, ont permis d’éliminer 10 000 combattants en moins d’un an. Ils visent également les installations utilisées par l’EI pour extraire les hydrocarbures, vendues ensuite en Turquie grâce à la « passivité » des autorités locales. Couper la route de la Turquie parachève ce plan : les Kurdes syriens, aidés par leurs frères irakiens, ont repris début juin un poste frontalier essentiel pour l’approvisionnement de Raqqa, la capitale du califat. Mais le contrôle de la frontière est difficile : c’est par la Turquie que sont passés les djihadistes qui ont tué près de 150 civils kurdes à Kobané en plein Ramadan cet été.
L’entrée du pays du président Erdogan dans une lutte active contre l’organisation terroriste complexifie un peu plus le tableau. L’attentat qui a fait 102 victimes lors d’une manifestation pacifique à Ankara en octobre devrait conduire les autorités turques à renforcer le contrôle de ses frontières. Mais en parallèle, la Turquie mène une guerre active contre les éléments kurdes censés lutter contre Daesh en Syrie et en Irak.
Empêcher les exportations et les importations pourra à terme épuiser les ressources de l’organisation et provoquer la pénurie, le mécontentement et peut-être la révolte chez les populations sunnites de son territoire. Mais la victoire doit aussi se gagner dans les têtes : comment éliminer durablement l’idéologie djihadiste, les troubles religieux et la haine de l’Occident ?
« Tout comme le Vietnam fut la première guerre télévisée, les guerres de Syrie et d’Irak, sont celles des médias en ligne ».
C’est Peter Singer, de la Brookings Institution, qui dresse ce constat. Grâce à l’arrivée massive de djihadistes occidentaux, habitués à l’utilisation d’Internet et des outils de production professionnels, l’EI maîtrise tous les codes de la communication en ligne.
L’organisation utilise la revue Dabiq et le travail de plusieurs boîtes de production qui lui sont affiliées. Ils mettent en scène les combats, les décapitations d’otages étrangers ou encore la destruction des œuvres exposées dans les musées et des symboles religieux pré-islamiques sur les sites conquis. Son réseau de sites et de sympathisants en ligne diffuse sa propagande à grande échelle.
En parallèle, l’organisation profite de l’hyper-médiatisation de nos sociétés : ses actions, à l’image des drames répétitifs qui se sont déroulés à Paris cette année, trouvent un écho retentissant sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu.
Le réseau médiatique de Daesh
« Qu’est ce qu’il y a ce soir à la télé ?
– Le Repos du djihadiste, suivi par La Province d’Alep. »
Cette conversation à peine parodique pourrait avoir lieu dans les villes contrôlées par Daesh, qui supprime les médias existants pour couper la population du reste du monde et faire de la place pour ses propres productions. Au-delà des magazines Dabiq, Dar al-Islam et IS News ou IS Report, on peut ainsi citer la radio Al-Bayan, l’agence de presse Al-Baraka ou encore les boîtes de production vidéo Al-Hayat, Al-Furqan ou la bien nommée Al-Battar.
C’est grâce à ces structures que l’organisation peut produire ses propres contenus et développer sa propagande, en ligne ou directement dans les foyers : radio Bayan diffuse par exemple l’émission Correspondances, qui décrit de façon élogieuse la vie des habitants de Raqqa et Mossoul ou des combattants sur le front.
Même logique avec les émissions citées plus haut, qui mettent en scène les combattants en train de se reposer, de prendre le café ou de chanter a cappella -interdiction de la musique oblige- des hymnes islamiques. Tout est fait pour les présenter comme des types biens, qui racontent volontiers pourquoi ils ont fait et pourquoi il faut faire le djihad.
Daesh impose ainsi son leadership en matière de djihad, notamment vis-à-vis d’Al-Qaïda, et veut horrifier l’Occident pour le pousser à agir. Les community managers de l’organisation sont des maîtres de l’horreur : ils n’hésitaient pas à tweeter des photos de têtes décapitées pendant la coupe du monde de football au Brésil l’an passé, en parlant de « ballons en peau ». Hashtag #WorldCup.
Il faut bien avoir en tête qu’il n’y a aucun reporter indépendant en Irak et en Syrie depuis les kidnappings et les exécutions réalisés par l’organisation. Les médias n’osent plus envoyer leurs équipes et en parallèle ils reprennent allègrement les séquences diffusées par Daesh : c’est une double victoire pour l’organisation, qui contrôle totalement l’image qu’elle veut renvoyer. Une photo ou une vidéo ne représente pas la réalité, seulement ce que veut en montrer son auteur.
Ainsi, quand Daesh détruit les sculptures du musée de Mossoul, la plupart des sculptures ne sont que des copies en plâtre, et elles ne représentent qu’une infime partie de la collection du musée, laquelle est revendue au marché noir par les djihadistes.
L’organisation soigne son image auprès de tous ses sympathisants, en adoptant par exemple un arabe parfait dans ses publications ou en traduisant ses films de propagande en de nombreuses langues : le califat utilise les nouvelles technologies pour diffuser un message présenté comme étant aussi pur que l’était l’islam du début, et l’arabe à cette époque.
Les djihadistes empreignent leurs coups d’éclat d’une symbolique particulière : pour être plus médiatiques, ces actions sont théâtralisées, comme celles qui devaient marquer l’an deux du califat, un vendredi, en plein Ramadan.
Le « Cybercalifate » lance le djihad sur les réseaux sociaux
Via Internet, l’organisation cherche à mettre en place des cellules dormantes dans les pays impliqués au sein de la coalition internationale. Les sites djihadistes, relayés par les réseaux sociaux, invitent de nombreux jeunes à se radicaliser en ligne. Le reste de la propagande doit les convaincre de franchir le pas.
Un homme arrêté soupçonné de préparer 1 attentat contre salle de concert. Option présente ds la propagande jihadiste pic.twitter.com/KLPjkFcm72
Daesh est capable de lancer de véritables campagnes de communication, à l’image de cet appel à s’attaquer à des salles de concert à l’aide de grenades. Les attentats qui ont touché Paris ce 13 novembre, dont l’attaque du Bataclan, en sont les illustrations les plus récentes.
Les Occidentaux peinent à contrer l’organisation en ligne. Ils ont fait pression sur Twitter ou Facebook pour que les comptes apparentés à l’EI soient supprimés. Mais ces derniers ont beaucoup de mal à contrôler le flux d’informations, si bien qu’un réseau social comme Facebook peut vite, en fonction des pages likées, se transformer en réseau pro-djihadiste, où l’algorithme de suggestion d’ami renvoi sur des personnes présentes en Syrie, comme l’avait démontré Rue89 dans un article révélateur.
L’an passé, l’Express consacrait sa Une aux Français embrigadés via les réseaux et donnait un aperçu de quelques comptes tenus par des djihadistes ralliés à Daesh. Facebook est utilisé tant pour promouvoir l’organisation que pour radicaliser des jeunes en manque de repères, les pousser à rejoindre l’EI ou à commettre un attentat en métropole. Afin de rendre la vie des djihadistes plus séduisante, ils se mettent en scène.
Abou Abdalhah Guitone est un bon exemple. Le jeune homme, né au Maroc et qui a vécu en France, au Royaume-Uni, et en Espagne, est l’archétype du « swag djihadiste » : barbe naissante, coupe afro, lunettes de soleil et paire de Nike aux pieds, il pose avec des armes ou un drapeau de Daesh en toile de fond. Une fois arrivés sur place, ces djihadistes sont encouragés à contacter et persuader des proches de les rejoindre. Les Nike ont depuis été interdites.
Même constat sur YouTube, où les vidéos montrant les combats et la mort des « martyrs » côtoient celles où l’on peut voir des exécutions, mais aussi, plus troublantes, des vidéos où les djihadistes rient entre eux, se jouent des snipers ennemis en habillant un balai avec un niqab et en l’agitant dans leur ligne de mire ou encore viennent en aide à une vieille kurde à Kobané. Mais encore une fois, on ne sait pas ce qui arrive à cette femme une fois sortie du cadre de la vidéo et de la propagande de Daesh.
Les rois de la désinformation
Ce curieux mélange de rire et d’horreur joue en la faveur des djihadistes, qui donnent l’impression de faire de l’humanitaire, tant en aidant les faibles qu’en châtiant ceux qui se détournent d’eux. Néanmoins les réseaux sociaux peuvent aussi se révéler mortels pour les djihadistes : récemment, les Américains ont utilisé les informations fournies par un selfie pour identifier un bâtiment servant de quartier général aux djihadistes et le détruire. L’organisation publie d’ailleurs des guides pratiques à destination de ses membres, qui prônent la prudence en ligne.
Les djihadistes punis de selfies
Après avoir fait du Web un terrain privilégié pour mener le djihad, les membres de l’EI s’y font plus discrets depuis le début des bombardements américains. En effet, la coalition scrute les publications des djihadistes et retourne la moindre information (un nom, un paysage, etc.) contre l’organisation.
Les principales sources d’informations sont les métadonnées qui accompagnent le moindre fichier électronique et qui peuvent révéler la date où le lieu où ce dernier à été créé. « Un certain nombre de failles de sécurité ont permis à l’ennemi d’identifier facilement certains frères et certains lieux utilisés par les moudjahidin » indique ainsi le guide pratique distribué par l’EI qui précise : « Plus personne ne poste de selfies avec des têtes tranchées. »
Résultat, la présence en ligne des membres de l’organisation a chuté, notamment sur les réseaux sociaux comme Twitter. Daesh devient même de plus en plus paranoïaque à mesure que les relais de communication sont détruits par les frappes aériennes. Obligés d’utiliser des relais WiFi non sécurisés et donc facilement piratables, les membres de l’organisation et la population sont de plus en plus surveillés.
« La Hisbah, la police religieuse de Daesh, semble plus préoccupée par ce que font les gens sur Internet et avec leurs téléphones portables que par leur rectitude morale » indiquait ainsi l’an dernier le Financial Times. Quitte à exécuter des dizaines de djihadistes, suspectés d’être des espions.
Mais le Web reste un outil puissant : à peine musulmans, déjà radicaux, les jeunes attirés par Daesh sur les réseaux sociaux sont désespérés, n’ont plus confiance en l’avenir et en leur pays. Ils sont valorisés par les djihadistes et, au-delà de l’idéologie, la promesse d’une vie d’action, d’argent ou de femmes suffit à les convaincre. 40% des individus désignés par les services français comme des candidats au djihad sont des convertis. Cette proportion est encore plus importante chez les jeunes, attirés par une vision fantasmée du djihad et de la vie au sein de l’EI.
Pour parler à l’opinion publique occidentale et rendre ses messages plus compréhensibles, l’organisation va jusqu’à utiliser les journalistes capturés pour réaliser des pseudo-reportages ventant les mérites du Califat. Comme pour les images de propagande qui sont les seules à montrer « une » réalité du terrain, cela contribue à rendre les informations de Daesh plus crédibles.
L’organisation n’hésite pas à faire de la déformation et utilise les failles des médias en ligne – certains ont tendance à prendre ce que publie un autre site pour une information vérifiée, quand ce ne sont pas tout simplement les lecteurs qui ne savent pas identifier une source fiable – pour se rendre plus menaçant qu’ils ne le sont.
On entend parfois parler du développement par les artificiers de Daesh d’explosifs plus performants et indétectables, ou encore que l’organisation pourrait se procurer une bombe nucléaire ou dispose d’assez de matériaux radioactifs pour produire une bombe sale.
Tout ce qui peut contribuer à donner une image de puissance à ses sympathisants et au contraire, inciter les Occidentaux à se sentir en danger et à intervenir. En laissant planer une menace constante, les djihadistes cherchent à crisper les Occidentaux, qui doivent déployer de plus en plus de moyens pour surveiller les lieux sensibles et les personnes susceptibles de commettre un attentat.
Les décideurs sont poussés à agir dans l’urgence et à surestimer cette menace. Les dispositifs sont lourds et épuisants et posent d’autant plus la question d’une élimination rapide de l’organisation en Irak et en Syrie. Une intervention directe est le rêve de Daesh qui cherche à mobiliser les musulmans contre les Occidentaux.
Là encore, les médias contribuent à cette atmosphère anxiogène, en donnant à n’importe quel acte terroriste une couverture maximale, soit ce que veulent les terroristes : terroriser. Un cercle vicieux médiatique se met alors en place : en 2014, le nombre d’actes terroristes a augmenté de 35% et fait 80% de victimes supplémentaires !
Chaque nouvelle attaque provoquera la même stupéfaction, le même retentissement médiatique, la même attraction pour les terroristes en herbe qui voudraient marquer les mémoires…
Aujourd’hui, très peu de pays reconnaissent le génocide arménien. Pourtant, pendant une courte période, tout le monde, y compris les Turcs, le condamnaient. Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi ça ne se reproduira pas de sitôt ?
Il y a cent ans jour pour jour, les Alliés faisaient une promesse : juger les responsables des massacres qui avaient débuté un mois plus tôt, le 24 avril 1915, avec l’arrestation et l’exécution de l’élite arménienne de Constantinople. Ils parlaient même pour l’une des premières fois de « crime contre l’humanité ».
Alors que le 24 avril s’est imposé comme la date commémorative du début du génocide, le 24 mai est l’occasion d’évoquer les réactions des différentes nations vis-à-vis de cet événement, à l’époque et maintenant, tout en répondant aux questions posées en introduction.
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Vous connaissez le principe : vous trouvez ici des infos complémentaires qui ne sont pas essentielles pour comprendre de quoi on parle. Là je vais vous parler de la notion de génocide. Elle est créée par un professeur de droit américain après la Shoah pour désigner les crimes nazis mais aussi ottomans, ainsi que de nombreux massacres qu’ils cherchaient à faire reconnaître depuis plus de dix ans.
Il se base notamment sur le procès de Soghomon Tehlirian, un Arménien acquitté en 1921 pour le meurtre de Talaat Pacha, l’un des principaux responsables du génocide. L’ONU reprendra ses travaux pour adopter en 1948 une résolution définissant un génocide comme : « un certain nombre d’actes – des meurtres essentiellement mais aussi les transferts forcés, des atteintes à l’intégrité physique – commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel. »
Le crime contre l’humanité est défini depuis 1945, mais contrairement à lui, la définition du « génocide » n’est pas rétroactive. On reconnaît trois génocides : la Shoah de 1945, le Rwanda en 1994 et la Bosnie en 1995. Le génocide arménien n’a été reconnu que par une sous-commission de l’ONU.
En 2015, seulement 24 pays reconnaissent le génocide
Tous les pays reconnaissent la Shoah, mais pas le génocide arménien. Certains ont reconnu le génocide par une loi, d’autres le font sans employer le mot et enfin certains ne l’ont reconnu que partiellement, par l’intermédiaire d’une région ou d’un parlement.
Parfois, ces différents éléments se combinent, ce qui ajoute au bordel ambiant. De l’Uruguay en 1965 à l’Autriche le 22 avril, 24 pays au total ont reconnu le génocide. L’Uruguay, comme la France, Chypre et l’Argentine, le fait par l’intermédiaire d’une loi. Notre pays va jusqu’à condamner le négationnisme, comme pour la Shoah. Mais la France ne désigne pas de responsable, et l’Uruguay n’utilise pas le terme de génocide.
L’Autriche elle n’a pas fait de loi, mais son parlement a reconnu son rôle indirect, en tant qu’allié de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre. L’Allemagne a fait de même le lendemain, mais ni les États-Unis ou encore Israël n’ont osé prononcer le mot et suivre l’exemple donné par le pape François dès le 12 avril, à la grande colère de la Turquie. En Espagne, seule la Catalogne a pris position, tandis qu’au Royaume-Uni, rien n’a été fait. Pourtant, l’UE reconnaît le génocide…
L’exemple des États-Unis est parlant : 43 États ont reconnu le génocide, le parlement aussi, mais pas l’État fédéral. Et si Obama reconnait les massacres, ce qui pourrait engager l’ensemble du pays, il refuse d’employer le mot tabou de génocide. Bref, impossible de trouver une définition claire de la position des States, et impossible aussi de s’arrêter sur tous les cas sans un stock d’aspirine à portée de main.
En 1918, il était reconnu par les Turcs eux-mêmes
Le plus intéressant dans tout ça, c’est qu’une grande partie des pays dont je viens de parler n’hésitaient pas à dénoncer l’Empire ottoman dès la fin de la Première Guerre mondiale. Les principaux responsables avaient même été condamnés, et par les Turcs eux-mêmes !
Retour en octobre 1918. L’Empire ottoman a signé l’armistice avec les Alliés. Les responsables ottomans aux manettes pendant la guerre sont en fuite. Le sultan, sans réel pouvoir depuis leur coup d’État en 1913, pense pouvoir retrouver son autorité grâce aux Alliés. Il se lance dans une politique de collaboration et organise le procès de ceux qui ont ordonné le génocide arménien, comme les Alliés l’avaient promis.
Qui sont les responsables lors du génocide ?
À la veille de la Première Guerre mondiale, la situation interne de l’Empire ottoman est tendue. En 1908 et 1909, une révolte à la tête de l’armée oblige le sultan à rétablir le parlement et la constitution imposée en 1876 par les Occidentaux, puis à abdiquer en faveur de son frère.
La révolte est menée par le Comité Union et Progrès, dont les principaux membres sont les « Jeunes-Turcs » : on retiendra ici Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha, « les Trois Pachas » qui gouvernent le pays pendant la guerre, et Mustafa Kemal « Atatürk », que je surnommerais le « De Gaulle turc ». On en reparlera.
Ils sont fans de la Révolution française et ils veulent libéraliser et occidentaliser le pays. Au parlement, ils s’allient avec les partis arméniens et les autres minorités. Ils s’inspirent du code civil napoléonien, prônent la laïcité, émancipent les femmes et dotent le pays d’une nouvelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité. La classe. Les minorités rêvent à nouveau d’autonomie.
« Les Trois Pachas » décident de prendre le pouvoir en 1913, suite aux désastres des guerres balkaniques. Ils renversent le gouvernement et renvoient le parlement, après s’être fait accorder les pleins pouvoirs, qu’ils se répartissent au sein d’un triumvirat. On note le nouvel hommage à Napoléon. Ceux qui protestent sont tués.
De révolutionnaires éclairés par les idéaux des Lumières, les « Jeunes-Turcs » deviennent de fervents nationalistes, reprenant là aussi les éléments idéologiques occidentaux qui mèneront aux fascismes. L’Empire ottoman se limite maintenant à l’Anatolie. Puisque le modèle d’Empire multi-ethnique ne fonctionne pas, les « Jeunes-Turcs » décident à nouveau de s’inspirer de l’Occident, où les États-nations comme la France ou le Royaume-Uni dominent.
Comme les jacobins du temps de la révolution, ils s’opposent à la création d’un État fédéral où les minorités seraient autonomes et mettent en place la doctrine du panturquisme : il faut « turquifier » l’Anatolie, en assimilant de force les minorités ou en les éliminant. Ils embrassent les théories évolutionnistes qui feront le bonheur des nazis par la suite.
Aujourd’hui, l’Allemagne accueille la plus forte communauté turque expatriée au monde. Les relations entre les deux pays sont anciennes. En 1914, les « Jeunes-Turcs » bien que francophiles, confient la modernisation économique et militaire du pays à l’Allemagne. Naturellement, les Ottomans se rangent du côté des Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) pendant la Première Guerre. Lorsque cette dernière prend fin, les responsables du génocide partent s’y réfugier et échappent ainsi aux condamnations. Un répit de courte durée…
Après la Shoah, les Juifs ont mis en place des commandos pour capturer ou au moins tuer les anciens nazis : les Arméniens ont fait la même chose trente ans plus tôt. L’opération Némésis, du nom de la déesse grecque de la juste vengeance, va avoir pour but de traquer et assassiner les responsables Jeunes-Turcs, en Allemagne mais aussi en Italie ou encore dans le Caucase. Leur principale victime sera Talaat Pacha, l’organisateur principal de l’appareil génocidaire, abattu dans une rue de Berlin devant sa famille.
L’une des spécificités des Arméniens du commando Némésis était de ne pas prendre la fuite après leur acte. Lors du procès de Soghomon Tehlirian, l’opinion publique découvre le drame des Arméniens. De coupable, le tueur devient la victime et inversement. Tehlirian sera acquitté. L’histoire du génocide arménien en Allemagne ne s’arrête malheureusement pas là.
Après-guerre, le pays sera lui aussi en proie au nationalisme exacerbé et aux théories évolutionnistes. Hitler, horrifié par le destin des Arméniens (pas par les massacres hein, mais par la possibilité que les Allemands subissent le même sort, à cause des Juifs), va s’en inspirer pour élaborer sa solution à la question juive. Pour justifier la Shoah, il dira même « qui se souvient encore du sort des Arméniens ? ».
Reste à parler d’une personne. Si je vous demande à qui vous fait penser la France d’après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’entre vous me diront « De Gaulle ». C’est la même en Turquie avec Atatürk. Membre des « Jeunes-Turcs » mais opposé au triumvirat, il est lui aussi nationaliste et fan de la France. Pendant la Guerre, ses exploits militaires en font une figure de l’armée ottomane. Il remporte notamment la fameuse bataille des Dardanelles, qui fera au total un demi-million de morts des deux côtés…
En 1918, il ne reconnait pas l’armistice et va organiser la résistance turque à Ankara, au centre de l’Anatolie. Après deux ans de guerre civile qui l’oppose au sultan, les conditions du Traité de Sèvres, une fois connues, vont unifier la société turque autour de lui. Jusqu’en 1923, il va mettre en place les bases d’une république sur le modèle français, tout en cherchant à reconquérir l’Anatolie.
L’enquête est confiée à l’ancien gouverneur d’Ankara qui s’était opposé aux déportations et aux massacres. Il va rassembler toutes les preuves du génocide : ordres écrits, témoignages de fonctionnaires ottomans, vestiges des camps où étaient envoyés les Arméniens en plein désert, sans vivre et sans soin…
Les principaux responsables sont condamnés à mort. En parallèle, le sultan signe avec les Alliés le traité de Sèvres en 1920, qui permet à ces derniers de s’approprier d’énormes territoires au détriment des Ottomans. Français et Anglais se partagent la Mésopotamie (la Syrie et l’Irak), tandis que les Grecs obtiennent la ville de Smyrne et ses alentours, sur la côte ouest de l’Anatolie.
Les Arméniens ne sont pas oubliés : l’Arménie orientale dans le Caucase, qui était sous contrôle russe depuis le XIXe siècle, a pris son indépendance à l’occasion de la révolution communiste. En compensation du génocide, l’Arménie occidentale en Anatolie, sous contrôle ottoman, doit être réunifiée avec sa voisine pour reformer la Grande Arménie historique.
Qu'est-ce que l'Arménie historique ?
Je ne vais pas refaire l’histoire du monde. Mais avec les Arméniens, on peut remonter très loin. On trouve leur trace dès 800 avant J.-C. Leur royaume, rival des Assyriens et Babyloniens, s’étend alors au sud-est de l’Anatolie, de la Cilicie, côte méditerranéenne entre la Turquie et la Syrie moderne, au Caucase, région montagneuse et très enclavée où se trouve l’Arménie actuelle. C’est ce qu’on peut appeler la « Grande Arménie » et c’est le principal foyer d’habitation des Arméniens jusqu’au génocide.
Avant les Ottomans et les Russes, les Arméniens ont connu de nombreux ennemis. Parfois, l’Arménie est la puissance dominante de la région. Souvent, sa situation géographique en fait le voisin et le vassal des principaux empires que le monde a connu : les Romains et les Perses.
Le contrôle de la région est si important que les deux puissances s’entendent sur un statu quo : le roi d’Arménie est choisi par les Romains au sein de la dynastie royale perse. En 301, le pays devient le premier royaume chrétien de l’histoire et se dote d’un clergé et d’églises, trente ans avant le début de la construction de la Basilique Saint-Pierre à Rome. La religion sera tant un facteur de préservation de la culture arménienne qu’une des causes de ses persécutions.
L’Arménie sera toujours à la croisée des grands Empires : romain, perse, byzantin, arabe, ottoman puis russe… Elle sera aussi souvent leur champ de bataille. D’un côté, les Romains deviennent les Byzantins. De l’autre, les Perses sont remplacés par les Arabes. Pendant mille ans, les Arméniens restent sous la domination d’une des deux puissances, avec de rares moments d’indépendance et quelques moments un peu foufous comme on savait en faire à l’époque : invasion des tribus turques (1064), croisades (à partir de 1095) et invasion mongole (1237).
On reviendra plus tard sur les Turcs, qui dans quelques siècles vont fonder l’Empire ottoman, et comment les Arméniens s’y intégreront.
La Grande Arménie, un plan vite oublié
1918 ne marque pas vraiment la fin de la Première Guerre mondiale : jusqu’en 1923, de nombreux conflits annexes ont continué à ensanglanter le continent, le principal étant la guerre civile russe. Les Turcs sont à chaque fois impliqués dans ces conflits.
Car la reddition de l’Empire ottoman est de courte durée. Le général Mustafa Kemal, plus connu sous le surnom « Atatürk », s’oppose à l’armistice puis au Traité de Sèvres. Jusqu’en 1923, Atatürk va se battre contre les Alliés, les Russes communistes, les Grecs et les Arméniens.
Les Alliés, épuisés par la Première Guerre, vont se contenter de défendre leurs nouvelles possessions en Mésopotamie et vont dire aux Grecs et aux Arméniens de se démerder pour faire appliquer le traité. Les premiers se font vite refouler d’Anatolie, les seconds vont devoir se mettre sous la protection des communistes.
L’Arménie telle qu’on la connaît aujourd’hui ne retrouvera son indépendance qu’en 1991 avec la fin de l’URSS. Quant à l’Arménie occidentale, vidée de ses populations historiques, elle reste jusqu’à aujourd’hui turque et a été repeuplée par des musulmans turcs ou kurdes.
En résistant, Atatürk s’impose à la tête du pays et achève la mutation de l’Empire ottoman qui devient la Turquie, une république laïque, sans sultan et qui se limite désormais à la seuleAnatolie. En gros, il mène à terme le projet des Jeunes-Turcs au pouvoir pendant la guerre, tandis que de nombreux fonctionnaires ottomans ayant organisé le génocide servent de base au nouveau régime. Et puisque la Turquie s’est construite sur cet héritage, impossible pour elle de reconnaître leurs crimes. Ils restent des héros nationaux. Aujourd’hui, des avenus turques portent ainsi le nom d’un criminel contre l’humanité…
1895 : déjà une tentative de génocide avortée
Pour comprendre comment on en arrive là, il faut s’intéresser aux causes du génocide. Ou plutôt des génocides. En effet, plus d’un million d’Arméniens, 500 000 Syriaques et 350 000 Grecs sont victimes des massacres perpétrés par les Jeunes-Turcs, principalement entre l’été 1915 et l’été 1916.
L’Empire ottoman est une entité multi-ethnique et multiconfessionnelle. Jusqu’au XVIIe siècle, il est la principale puissance méditerranéenne, mais le XVIIIe et surtout le XIXe siècle vont voir sa puissance être remise en question.
L'Empire ottoman et les Arméniens
En 1453, les Turcs ottomans prennent Constantinople et vont successivement s’emparer des terres de l’Empire byzantin et celles à majorité musulmane qui étaient auparavant sous l’autorité arabe. En gros, ils mettent la main sur deux des principales puissances du Moyen-Age, et étendent leurs frontières jusqu’à Vienne et Kiev, Bagdad, La Mecque ou encore Alger… Et l’Arménie bien sûr. Depuis Constantinople, qui ne sera appelé Istanbul qu’en 1930, le sultan ottoman devient aussi calife, le guide des musulmans.
Jusqu’au XVIIe siècle, l’Empire ottoman est la principale puissance méditerranéenne et la principale menace extérieure qui pèse sur l’Europe. Il est l’un des derniers ensembles politiques multi-ethniques : Slaves, Grecs, Arméniens et Syriaques / Assyriens / Araméens orthodoxes, Juifs, Yézidis, Turcs, Kurdes, Arabes, Druzes, Bédouins…
Jusqu’au XVIIIe siècle et l’arrivée de l’Empire russe dans le Caucase, les Arméniens vivent sous la domination turque. Ils forment un « millet », une minorité ethnique et religieuse au sein de l’Empire. Comme les autres communautés non-musulmanes, ils payent un impôt pour pratiquer leur foi. Les Arméniens qui vivent sur leurs terres ancestrales sont souvent des paysans, ceux qui vont en ville des commerçants ou des intellectuels. Les Turcs ont tout à gagner à les protéger.
Pendant longtemps, l’alchimie entre Turcs et Arméniens est bonne. Les premiers, épaulés par les Arabes, se chargent des questions politiques et de l’armée. Les seconds, avec les autres minorités, font tourner l’économie et enrichissent la culture ottomane : le premier roman écrit en langue ottomane est l’œuvre d’un Arménien et ce sont eux qui démocratisent la photographie dans l’Empire. Jusqu’en 1870, les Ottomans considèrent d’ailleurs les Arméniens comme « le peuple fidèle ».
Mais cette situation ne va pas durer. La Russie, ennemi juré, pousse dans le Caucase et en Asie centrale, région turcophone. Successeurs de l’Empire byzantin, les Russes espèrent reprendre Constantinople, siège de l’Église orthodoxe. Les Grecs, depuis l’indépendance en 1830, rêvent de recréer la Grande Grèce, celle de l’époque de la Guerre de Troie où l’Anatolie était à eux. Les Français, les Anglais et les Allemands sont intéressés par les richesses de la Mésopotamie. Bref, tout le monde regarde l’Empire comme un gros gâteau qu’il faut se partager. Opposés aux Grecs et aux Russes, les Ottomans vont de plus en plus haïr les orthodoxes. Ensuite, les nationalistes turcs ne vont pas tolérer la présence de cette élite intellectuelle et marchande éduquée et de ses paysans qui possède le sud-est du pays.
À force de répéter aux Arméniens qu’ils sont à la solde des Occidentaux, qu’ils sont infidèles à l’Empire et qu’ils ne cherchent que l’indépendance, à la façon des Grecs et des Slaves des Balkans, ces derniers se radicalisent et mettent en place des partis révolutionnaires, avec actions terroristes façon ETA en bonus. C’est la méthode Coué à l’envers.
Les États-nations modernes comme la France et le Royaume-Uni ou encore la Russie s’approprient l’Afrique du Nord et le Caucase. Les nationalistes des Balkans rêvent d’indépendance : la Grèce, la Serbie, la Bulgarie s’émancipent peu à peu, jusqu’à repousser les Ottomans d’Europe lors des Guerres balkaniques de 1912-1913.
À la veille de la Première Guerre, l’Empire n’occupe plus que l’Anatolie et la Mésopotamie et son organisation interne est dépassée. Après une énième guerre, les Occidentaux imposent à l’Empire une constitution qui accorde en théorie tous les mêmes droits aux sujets ottomans et mettent son économie sous tutelle. Le sultan avait bien tenté à la fin du XIXe siècle de recouvrer son pouvoir en utilisant son statut de calife, le chef spirituel des musulmans, et en liguant ces derniers derrière lui face aux chrétiens occidentaux. C’est ce qu’on appelle le panislamisme.
Les Arméniens et les autres chrétiens orthodoxes vivant en Anatolie en sont les victimes : en 1895, 200 000 d’entre eux sont tués par les Turcs et les tribus kurdes à qui ils font faire le sale boulot. Les Occidentaux avaient alors forcé le sultan à stopper le massacre, mais ne pouvaient rien faire pour empêcher les Kurdes de continuer à harceler les paysans chrétiens. Violences et immigration font fondre les populations chrétiennes : en 1878, on dénombre 3 millions d’Arméniens dans l’Empire. En 1914, ils sont deux fois moins nombreux.
Un responsable : le nationalisme turc
Le panislamisme ayant échoué, une autre idéologie gagne les élites turques : le nationalisme. Inspirés par la France des Lumières, les « Jeunes-Turcs » qui prennent le pouvoir en 1908 et en 1913 veulent créer en Anatolie un État-nation à l’occidentale. Problème : les Arméniens, opprimés depuis des années, veulent faire de même.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale est l’occasion pour les « Jeunes-Turcs » les plus radicaux de mettre leur plan à exécution. Les Alliés ne peuvent plus défendre les minorités orthodoxes. De plus, les Russes risquent de trouver des soutiens parmi leurs coreligionnaires. Mieux vaut régler définitivement la question.
Ce qui se passe pendant la Première Guerre ?
Il y a cent ans, le 24 avril 1915, débute le génocide : l’élite de la communauté arménienne d’Istanbul, ses artistes et intellectuels, ses avocats, ses journalistes, ses médecins et même ses élus au parlement, était arrêtée puis exécutée. Auparavant, les soldats arméniens de l’armée ont aussi été éliminés.
Rien ne s’oppose plus à la déportation, entre mai et août 1915 de plus d’un million d’Arméniens, principalement des paysans de l’Anatolie orientale, alors que ceux vivant dans les villes de l’ouest du pays sont moins touchés. Les Grecs et les Syriaques sont également visés.
Officiellement, ces déplacements visent à éloigner ces populations du front du Caucase, où les Russes s’apprêtent à attaquer. Les Ottomans craignent que les minorités orthodoxes leur viennent en aide. D’une main, le triumvirat signe les actes de déportation. De l’autre, il lâche des milices composées de prisonniers libérés et de mercenaires kurdes sur les convois. Les hommes arméniens, grecs et syriaques sont exécutés dès le début de la déportation, parfois sous les yeux des femmes, enfants et vieillards.
Les survivants sont emmenés dans le désert syrien. Les Turcs les font marcher en rond, loin des points d’eau. Chaque passage d’un pont ou d’un fleuve donne lieu à des drames. On dépouille les déportés des rares biens qu’ils ont emportés, on viole et on kidnappe les plus belles femmes. Une fois la destination atteinte, les Ottomans misent sur la faim et les maladies pour achever le travail.
Parfois, des communautés résistent et sont secourues par la marine française ou l’armée russe. De quoi alimenter la propagande des « Jeunes-Turcs », selon laquelle les déportés sont en rébellion ouverte contre eux. Cette version est donnée aux puissances européennes, qui ne sont pas dupes : de nombreux diplomates, missionnaires ou même militaires informent les nations des deux camps du sort des minorités orthodoxes. Interrogé par un diplomate allemand, l’un des « Pachas » lâchera : « C’est le bon moment pour en finir ».
Quand l’armistice est signé, seulement un tiers des Arméniens ottomans sont encore en vie : ceux d’Europe, de Constantinople et de Smyrne ont été moins touchés par les déportations, qui se sont faites en train et non à pied. Nombre d’entre eux ont été sauvés des camps syriens par les Alliés, soit environ 200 000 personnes. Reste enfin ceux évacués par l’armée russe, 300 000 personnes, ceux capturés par les Kurdes et les Turcs, principalement des femmes et des enfants réduits en esclavage. Enfin, il y a ceux cachés par des amis, des imams ou des fonctionnaires ottomans courageux.
En 1919, la commission Mazhar, du nom de l’ancien gouverneur d’Ankara, rassemble les preuves afin de faire condamner les « Jeunes-Turcs ». Avec le soutien du sultan, de nombreux fonctionnaires viennent témoigner. Les principaux responsables, dont le triumvirat, sont condamnés à mort. Si le terme de génocide avait alors existé, je parie qu’il aurait été utilisé par les responsables turcs. Les lois de déportation et de spoliation des biens des déportés sont abrogées et les victimes commencent à être réinstallées dans le pays sous la protection des vainqueurs. Mais la résistance d’Atatürk va tout remettre en question.
Après la Première Guerre mondiale, c’est la même logique nationaliste qui anime Atatürk. La guerre avec la Grèce se solde par l’exil des dernières populations grecques présentes en Anatolie. La nouvelle République empêche les survivants des génocides de se réinstaller et s’approprie leurs biens. Les églises orthodoxes sont pillées, détruites ou transformées en mosquée. La région est quasiment unifiée ethniquement et culturellement. Seuls les Kurdes restent. Alliés des Turcs contre les minorités orthodoxes, ils sont désormais les victimes du nationalisme turc, et cela encore aujourd’hui.
Les Kurdes, opprimés en Turquie, massacrés en Irak sous Saddam et qui luttent en Syrie contre les djihadistes rêvent d’un Kurdistan indépendant. Alors qu’ils étaient auparavant en concurrence avec les Arméniens pour le contrôle de l’Est de l’Anatolie, ils utilisent aujourd’hui l’histoire du génocide contre la Turquie, en demandant pardon aux Arméniens pour leur rôle ou en envoyant des représentants aux cérémonies d’hommage. Le Parti pour la paix et la démocratie, pro-kurde, est le seul à reconnaître le génocide en Turquie. À Diyarbakir, la principale ville de la minorité, la culture arménienne est revalorisée
Les Turcs et les Kurdes, du génocides jusqu'à Daesh
Après la guerre d’indépendance (1919-1923), Atatürk poursuit la politique d’assimilation forcée des minorités commencée par les Jeunes-Turcs, loin de la logique de l’Empire qui se contentait de les taxer. Exit les Arméniens et les Grecs. Les Kurdes qui ont servi d’auxiliaires aux Ottomans pendant le génocide ne sont pas reconnu dans la nouvelle République.
En parallèle celle-ci se modernise, accorde le droit de vote aux femmes, se laïcise en supprimant le califat et en adoptant le dimanche comme jour de repos et se rapproche des Occidentaux. La fin d’Atatürk est l’occasion d’en finir avec le système de parti unique et de mater les révoltes des minorités. Les militaires sont les garants de la République et n’hésitent pas à renverser le pouvoir quand il s’éloigne trop du cap fixé par Atatürk.
Le pays participe à la création de l’ONU après la Seconde Guerre mondiale et devient l’une des plus fidèles alliées de l’OTAN, face au danger communiste et islamiste. Quand le nationalistes kurdes du PKK entre en rébellion dans les années 80, ils seront reconnus comme organisations terroristes par les Occidentaux ce qui permet aux Turcs d’exercer une répression brutale. 42 000 personnes sont mortes du fait de la guerre civile depuis 30 ans.
Le courant conservateur d’Erdogan au pouvoir en Turquie, libéral et qui prône un islam modéré, tolère la renaissance culturelle kurde et arménienne dans les régions où ils sont majoritaires. Mais le PKK reste actif, et l’aide qui leur est soi-disant apportée par les Kurdes irakiens explique pourquoi la Turquie a autant tardé à autoriser ces derniers à aider les Kurdes syriens de Kobané contre Daesh.
La propre inactivité de la Turquie dans ce conflit ranime les tensions avec les Kurdes du pays, qui représentent 20% de la population. Les manifestations kurdes ont été l’occasion de nouvelles brutalités de la part des Turcs.
Reconnaissance du génocide vs realpolitik
La reconnaissance du génocide est un enjeu diplomatique de premier ordre pour les relations extérieures avec la Turquie, notamment lorsqu’on évoque son intégration au sein de l’Union européenne. Si l’on reprend les différents pays que je cite en exemple au début de l’article, on va voir que chaque prise de position vis-à-vis du génocide reflète avant tout les intérêts politiques de chaque nation.
Déjà, quand Chypre reconnaissait le génocide via une loi, c’était une façon pour les Grecs insulaires de protester contre la création d’une république turque indépendante au Nord de l’île.
Si l’Allemagne a refusé pendant aussi longtemps de parler de génocide, c’est pour ne pas brusquer la communauté turque du pays, principale minorité étrangère.
En France, les lois mémorielles permettent de draguer les 500 000 électeurs d’origine arménienne. Celle condamnant la négation du génocide a été adoptée quelques mois avant les élections de 2012. La député des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer (UMP), est l’une des plus engagées en faveur de la reconnaissance du génocide, alors que la communauté arménienne représente 10% de la population marseillaise…
Aux États-Unis, ça se complique. On a parlé à l’occasion du centenaire des hésitations d’Obama à employer le mot tabou. La reconnaissance du génocide était l’une de ses promesses de campagne. Mais la Turquie est le seul membre de l’OTAN au Moyen-Orient. La lutte contre l’Etat islamique à l’heure actuelle, et le menace iranienne depuis des décennies incitent à ménager l’allié turc. Même logique dans le cas d’Israël.
Les Turcs inflexibles sur le sujet ?
Vous l’aurez compris, une reconnaissance des génocides arméniens, grecs et syriaques, à la hauteur de la reconnaissance de l’horreur de la Shoah, ne sera possible que quand la Turquie elle-même aura changé de position sur le sujet. C’est difficile tant la négation du génocide (en tant que suppression organisée et volontaire d’une partie d’un peuple, sa définition internationale) est ancrée dans la société turque. La reconnaissance du génocide pourrait conduire la Turquie à payer des compensations aux descendants des victimes et à l’Arménie, comme l’Allemagne l’avait fait après la Shoah.
Les Turcs parlent de massacres certes, mais de massacres qui auraient touché les deux camps, les Arméniens s’étant retournés contre leurs concitoyens… C’est vrai, mais ça ne concerne qu’une infime partie d’entre eux et face à un génocide, ça se comprend : quand bien même les juifs se seraient révoltés de manière organisée contre les nazis, la Shoah serait toujours qualifiée de génocide ! La définition d’un génocide n’implique pas que la population visée n’exerce aucune résistance !
Bref, la question ici n’est pas d’incriminer les Turcs, qui un siècle après sont innocents. Chaque pays a vécu des heures sombres et en porte encore les cicatrices. La question ici est de soustraire le génocide et les Arméniens de la polémique pour les rendre à l’histoire, celle qui est objective. C’est le seul moyen pour les plaies de cicatriser.
Qu’est-ce qu’une reconnaissance du génocide va changer me direz-vous ? Aujourd’hui, pas grand-chose, si ce n’est rendre aux victimes et à leur famille le respect qui leur est dû. Mais hier, qui sait ? Hitler n’encourageait-il pas les responsables de la Shoah en disant que de toute façon, personne ne se souvenait du sort des Arméniens ?
Si l’on s’écarte de l’histoire pour faire de la fiction, on peut se demander quel visage aurait aujourd’hui le Moyen-Orient si une Arménie orthodoxe forte, de la taille de celle prévue par le Traité de Sèvres, avait subsisté.
Mais la reconnaissance du génocide par la Turquie n’est pas une chimère. Au sein même de la population, outre les Kurdes, de nombreux Turcs s’engagent, notamment ceux qui se découvrent une ascendance arménienne. Pendant le génocide, des milliers d’Arméniens et Arméniennes ont survécu, soit par chance, sauvés par les Russes ou les Alliés, soit grâce à l’aide de musulmans écœurés par la situation, soit pour les plus malheureux en étant kidnappés, réduits en esclavage ou mariées de force avec des Turcs et des Kurdes.
Leurs descendants ne savaient rien de leurs racines. Ceux qui les découvrent aujourd’hui cultivent l’espoir d’une prise de conscience au sein de la société turque dont le fruit, on ne peut que l’espérer, sera la reconnaissance du génocide et à terme, la réconciliation entre ces peuples déchirés.
Ca vous dit d’oublier tous vos problèmes ? Il y a une solution simple pour ça, il vous suffit de prendre conscience de notre place si dérisoire et infime dans l’univers. Mais tout ça est compliqué et surtout beaucoup trop grand pour que l’on comprenne, nous et notre pauvre cerveau limité. Mais ne vous inquiétez pas, bienvenue sur Snackable.fr. Dans cet article, nous allons apprendre le B.A-BA de l’astronomie tout en essayant de vous faire réaliser à quel point l’univers est gigantesque en appliquant les distances de l’espace à des distances que nous avons plus l’habitude de manipuler, et comme je me suis engagé dans le titre à faire ça en 5 minutes, ben on va arrêter cette introduction en gras et italique et nous lancer directement dans les choses sérieuses.
CLIQUE SUR MOI !!! CLIQUE SUR MOI !!!
Wouah ce texte est littéralement sorti de nulle part ! Bienvenue dans le cadre déroulant orange. Au cours de l’écriture de cet article, je me suis rendu compte que j’avais envie de vous parler de beaucoup plus de choses que ce dont j’avais prévues. Ce sont des petites conneries (très) intéressantes mais pas fondamentalement nécessaires à la compréhension de l’article, du coup je les ai mises dans des cadres déroulants orange, libre à vous de les consulter si vous voulez en savoir un peu plus. Vous pouvez recliquer sur le « CLIQUE SUR MOI » pour faire disparaître cette box. Le pouvoir d’Internet.
La Terre : notre maison
Commençons par le début. Nous sommes sur la terre, un gros caillou d’environ 12 000 km de diamètre qui gravite tout comme 7 autres planètes, autour d’une étoile, le soleil.
7 autres planètes ? J'ai appris à l'école qu'il y avait 9 planètes dans le système solaire.
Ahhh dès la première phrase on est challengé, ça fait plaisir ! Donc Pluton n’est plus une planète depuis une décision de l’Union Astronomique Internationale en 2006. La raison est que depuis la découverte de Pluton en 1930 on a commencé à découvrir plein d’objets très similaires à Pluton ce qui nous a fait réaliser qu’en fait Pluton faisait partie d’une belle bande de planètes naines que l’on trouve au-delà de Neptune. Une planète pour être considérée comme telle doit entre autres être « dominante dans son environnement et avoir dégagé le voisinage autour de son orbite ». Ce n’est pas le cas de Pluton et de ses potes.
Non, Pluton n'est pas redevenue une planète l'année dernière.
Vous vous rendez compte que vous êtes dans un cadre orange, dans un cadre déroulant ? Donc oui contrairement à ce qu’ont rapporté rapidement certains journaux, Pluton n’est pas redevenue une planète en 2014, Harvard a juste organisé un débat sur la question mais l’avis qui en résulte n’a aucune valeur scientifique
La Terre mesure donc 12 000 km de diamètre mais le souci c’est que c’est déjà un peu gros et difficile à visualiser, c’est pourquoi comme la terre est notre maison à tous, pour la suite de cet article et pour nous aider à mieux visualiser les choses, on va se dire que la terre fait la taille d’une maison.
Du coup si la terre fait 10 m de long, ça voudrait dire que la Lune fait 2,90 m de long ce qui en ferait dans notre exemple une grosse niche, ou une cabane de jardin.
Ce magnifique dessin nous montre bien la différence de taille entre les deux astres mais il y a un problème, la vraie distance entre les deux n’est pas respectée. La Lune est situé à 384 000 km de la Terre ce qui veut dire que si l’on construisait une autoroute jusqu’à là-bas cela vous prendrait 123 jours pour y aller à 130km/h (en supposant que vous conduisez 24/24 sans aucune pause, même pas pour aller faire pipi). Mais visualisons ça, si on ramène cette distance à notre maison de 10 m voilà ce que cela donne :
J’ai également trouvé cette illustration sur Google Images qui vous montre à l’échelle la distance.
Bon du coup la Lune est loin de chez nous mais ça va, ça reste gérable.
Passons à l’étape suivante, la planète du système solaire la plus proche de la Terre est Vénus.
Vénus : une planète chelou
Vénus est une planète plutôt chelou, elle est en effet extrêmement similaire à la Terre, même taille, même âge, même type de terrain. Mais alors que la Terre s’est rapidement lancée dans des projets ambitieux du genre créer les océans et la vie, Vénus elle, est vraiment partie en couille et s’est mise à densifier son atmosphère avec pour résultat un effet de serre ridiculement élevé. Du coup il y fait 460° en moyenne ce qui en température ressentie équivaut à beaucoup trop. Autre chose chelou, sa période de rotation (tourne sur elle-même) est supérieure à sa période de révolution (tourne autour du soleil). Concrètement cela veut dire que sur Vénus, les jours sont plus longs que les années : Vénus emmerde le sens commun.
La distance varie puisque nos deux planètes ne tournent pas au même rythme autour du soleil, mais lorsque la distance entre les deux est la plus courte, cela fait tout de même environ 42 millions de Km (soit environ 37 ans de conduite non stop à 130 km/h, une sacré trotte).
Comme 42 millions de km ne veut absolument rien dire pour notre cerveau, on va reprendre notre maison (habituez-vous à la maison, parce qu’on va en reparler souvent).
Et du coup si la Terre était une maison de 10 m de long il faudrait disposer la maison Vénus à 35 km de là, soit la distance entre Nîmes et Montpellier. Pour les parisiens qui ne connaîtraient pas le reste de la France, cela donnerait un truc comme ça :
Cette petite métaphore a donc pour but de vous faire comprendre que dans l’espace, les choses sont plutôt éloignées les unes des autres. Et le pire c’est que les 4 premières planètes de notre système solaire forment un groupe à part, à peu près la même taille, proche du soleil etc…
Dès qu’on passe à Jupiter, Saturne et autre, là ça devient différent.
Déjà à partir de Jupiter, les planètes ont eu un petit peu plus d’ambition et sont toutes beaucoup, beaucoup plus grosses, si la terre était une maison de 10 m, Jupiter serait une maison de 120m de long :
En terme de distance là aussi on entre dans une autre cours, la distance entre Mars et Jupiter est à peu près 10 fois plus grande que la distance entre la Terre et Mars. Plus on approche de Neptune, plus les distances augmentent, reprenons notre exemple de la maison, voilà où se situeraient les autres planètes si la Terre était une maison de 10 m de long située au pied de la tour Eiffel :
Un petit mot sur le soleil également, cette boule de gaz chaude est très très grosse, matez-moi ça :
Bon on a parlé du système solaire, et c’est déjà plutôt grand mais ça n’est qu’un système parmi les milliards qui existent dans notre galaxie. Et c’est vers là qu’on va aller maintenant.
Le système solaire : notre quartier
Pour continuer à visualiser tout ça, on va dire que comme la Terre est notre maison, le système solaire est notre quartier.
La question que l’on va se poser est donc, où se situe le quartier(système solaire) le plus proche ? L’étoile la plus proche est Alpha Centauri, elle est située à 39 900 milliards de km, une distance qui ne veut absolument plus rien dire.
Comme on arrive à des chiffres qui comportent plus de zéros qu’une remise de dictées dans une classe de dyslexiques, les scientifiques ont dû trouver d’autres unités de mesure pour satisfaire leur soif de grandeur.
On a donc pris la chose qui allait le plus vite dans l’univers, la lumière (300 000 km en une seconde, c’est pas rien) et on en a fait une unité de mesure : l’année lumière. Une année lumière est tout simplement la distance parcourue par la lumière en 1 an, ce qui fait 9000 milliards de kilomètres(c’est 1000 fois plus grand que notre système solaire).
Alpha Centauri est donc située à 4 années lumières de chez nous.
Reprenons donc notre analogie et imaginons que le système solaire soit un quartier de 100 m de long (en vrai le système solaire a un diamètre d’environ 9 milliards de km), on change donc d’échelle par rapport à tout à l’heure puisque si le système solaire mesure 100m de long cela veut dire que la terre a un diamètre d’environ 0,1 mm.
Si le système solaire mesurait 100 m de long, le quartier d’Alpha Centauri, le plus proche donc, serait situé à… 443 km.
Il est très important que vous réalisiez ce que cela veut dire, rappelez-vous que les distances au sein du système solaire étaient déjà ridiculement élevées : Alpha centauri, le système planétaire le plus proche donc est environ 9000 fois plus loin que la distance entre le Soleil et Neptune.
Vous consentez que ça commence à devenir ridicule et pourtant on peut mieux faire.
La galaxie : notre ville
Notre système solaire comme le système Alpha Centauri et comme environ 250 milliards d’autres étoiles forment un tout : notre galaxie, la voie lactée.
Si la Terre est une maison, que le système solaire est un quartier, alors la galaxie serait une ville. Une ville composée de 250 milliards de quartiers et ayant un diamètre de 100 000 années lumières. Oui c’est une grande ville.
Mais à quel point cette ville serait grande ? Quand on dit qu’il y a 250 milliards d’étoiles on se dit que c’est beaucoup mais on a du mal à visualiser.
Tout à l’heure on a dit que le système solaire était un quartier. Maintenant imaginons que chaque système planétaire de la galaxie soit un quartier de 100m de long, et imaginons qu’on les mette tous côte à côte pour former la grande ville de la galaxie.
On obtient une très grosse ville. A vrai dire il nous faudrait recouvrir 2 Terres et demie (y compris océans) de quartiers de 100m pour avoir une ville assez grande pour compter autant de quartiers que la galaxie compte de système planétaires.
Oui, la galaxie contient, beaucoup, beaucoup de systèmes.
Il s’agit bien sûr d’une estimation EXTRÊMEMENT grossière, toutes les étoiles n’ont pas forcément de planètes, tous les systèmes n’ont pas la même taille et on ne connaît pas le nombre exact d’étoiles dans la galaxie.
Quelques exemples de systèmes planétaires différents
Les étoiles binaires sont relativement fréquentes dans l’univers. On a alors deux étoiles qui orbitent autour d’un centre de gravité situé entre les deux. Si vous êtes un fan de Star Wars vous êtes probablement familier avec ce genre de systèmes :
Certaines étoiles sont beaucoup, beaucoup plus grosses que notre Soleil, on peut prendre l’exemple de VY Canis Majoris qui est situé à 5000 années lumières de nous et qui possède un diamètre d’environ 3 milliards de Km (le soleil fait un peu plus d’1 million de km). Si VY Canis Majoris était à la place du soleil, elle arriverait un petit peu après l’orbite de Saturne. Un gros machin quoi.
Bon la galaxie est une ville donc et la question que vous vous poserez sûrement est : quelle est la ville la plus proche ?
La galaxie d’Andromède est un peu le grand frère de notre voie lactée puisqu’elle lui ressemble beaucoup mais en 40% plus grande. Elle est située à environ 2,55 millions d’années lumières ce qui veut dire que si notre voie lactée avait la taille de Paris Intra-muros, Andromède se situerait aux alentours de Londres.
Ah et Andromède, vous l’avez déjà vue, plein de fois, même si vous ne vous en êtes pas rendus compte mais elle est parfaitement visible à l’œil nu depuis l’hémisphère nord, vous aviez sûrement pensé qu’il s’agissait d’une étoile.
Oui parce que c’est loin, très loin et il n’y a que la lumière très forte de son centre qui arrive à nous parvenir. Mais si toute la galaxie d’Andromède était aussi brillante que son centre, voilà ce que nous verrions dans le ciel :
Vous pensez pas que ça serait vraiment très cool si on pouvait voir ça dans le ciel toutes les nuits ? Moi oui. Vous remarquerez que la galaxie occupe à peu près 6 fois la taille de la Lune dans le ciel. Sachant que le bordel est à 2,55 millions d’années lumières de nous (24 120 000 000 000 000 000 Km) ça vous donne une idée de la grandeur d’un truc qui mesure 140 000 années lumières de diamètre.
Andromède se dirige droit vers nous et va nous percuter
J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle c’est qu’Andromède va percuter la Voie lactée et fusionner avec elle. La bonne nouvelle c’est que nous serons déjà tous morts (hummm, ça sonnait comme une meilleure nouvelle dans ma tête).
A l’échelle de l’univers, les deux galaxies sont assez proches et leur gravité les attirent l’une vers l’autre. Dans 4 milliards d’années, Andromède va percuter de plein fouet la Voie Lactée, ce qui formera une super galaxie du nom de Milkomède, ou Lactomède, les astronomes ont pas encore décidé, probablement parce qu’ils ont mieux à foutre que de décider du nom d’un truc qui arrivera dans 4 milliards d’années.
Alors dit comme ça, ça peut paraître comme le cataclysme absolu, notre galaxie va en percuter une autre, tout va disparaître. En fait pas vraiment, souvenez-vous de la distance de Proxima Centauri par rapport à la terre. Les galaxies sont principalement composées de vide, avec quelques milliards de systèmes par ci par là, mais vu la taille des galaxies, 250 milliards d’étoiles ça fait une densité extrêmement faible. Du coup, il y a de fortes chances que ça se passe pas trop mal pour la Terre. Wait & See.
Bon on a nos deux villes, la Voie Lactée et Andromède mais on peut aller encore plus loin.
Le groupe local : notre région
Les galaxies ne se sont pas du genre solitaire, à vrai dire elles ont tendances à se grouper naturellement sous l’effet de la gravitation.
Nous ne faisons pas exception, la voie lactée et Andromède sont en fait les deux galaxies principales d’un petit groupe d’une cinquantaine de galaxies. Ce groupe a été appelé sobrement groupe local (je trouve ça plus classe quand on prend des noms mythologiques mais bon, pourquoi pas).
Si les galaxies sont des villes, le groupe local est une région.
Le superamas de la vierge : notre pays
On continue ? Le groupe local n’est à vrai dire qu’une petite partie du superamas de la Vierge. Dans notre métaphore, ce dernier serait un pays.
Le superamas de la Vierge comprend environ 10 000 galaxies réparties entre différents petits groupes (le groupe local n’est qu’un parmi tant d’autres ).
Laniakea : notre continent
Vous en voulez encore ? On a gardé le meilleur pour la fin. En effet, si cet article avait été écrit il y a 1 an vous seriez déjà en train de lire la conclusion, à deux doigts de fermer cet onglet et de continuer à errer sur les photos de profil Facebook de cette mignonne petite brune que vous n’avez jamais réussi à chopper au lycée.
Mais on dirait qu’on va rester 30 secondes de plus ensemble puisque souvenez-vous l’été dernier, des scientifiques ont fait une nouvelle découverte.
Le superamas de la Vierge n’est qu’une partie d’un ensemble encore plus grand baptisé Laniakea ce qui veut dire « paradis incommensurable » ou « horizon céleste immense » en Hawaïen. Je ne connais pas l’Hawaïen, mais ça m’a l’air d’être une langue empreinte de poésie.
Bref, la galaxie c’est la ville, le groupe local c’est la région, le superamas de la vierge c’est le pays, Laniakea c’est le continent.
Laniakea comprend le superamas de la Vierge ainsi que deux autres superamas et vu de loin ça ressemble à ça :
Ces filaments que l’on observe symbolisent l’emplacement des galaxies dans Laniakea. Cela nous montre que les galaxies bougent lentement et suivent des espèces de courants. Tous ces courants semblent converger vers un endroit unique qui attire toutes les galaxies de Laniakea, on a baptisé cet endroit : « le grand attracteur ».
Nous n’avons aucune idée de ce qu’est ce grand attracteur, nous savons juste que selon nos calculs il pèse l’équivalent de 50 millions de milliards de fois la masse du soleil ce qui nous mène à deux choses :
D’abord je suis à chaque fois sur le cul en réalisant que nous humains avons assez de connaissances pour estimer la masse d’un objet aussi loin.
Ensuite et juste pour la fun, en kilogrammes, le grand attracteur pèse :
J’espère que le voyage vous a plu, on est allés plutôt loin mais il y a encore beaucoup à découvrir. Selon les estimations Laniakea ne réprésente qu’1 ou 2% de la taille de l’univers. Puisqu’on vous dit que c’est grand…
Ce qu’on peut retenir :
99,9% de l’univers est vide
Compte tenu de la taille de l’univers il n’y a aucune chance que nous soyons sur la seule planète abritant la vie
Compte tenu de la taille de l’univers, il n’y a aucune chance que nous rencontrions une vie extra-terrestre. Oui désolé mais tout ça est bien trop grand.
Si on bousille notre planète, en trouver une autre va prendre, beaucoup, beaucoup de temps.
La prochaine fois que vous regardez le ciel la nuit, dites vous que ce que vous pouvez apercevoir va des planètes de notre système solaire jusqu’à des galaxies situées jusqu’à plusieurs millions d’année lumières de nous.
Nous sommes une espèce parmi des millions sur une planète située à la périphérie d’une galaxie qui compte des milliards d’autres planètes, galaxie qui n’est que la deuxième plus grande d’un groupe local qui n’est qu’un petit groupe isolé dans un superamas lui-même situé en périphérie d’un immense ensemble qui représente au mieux 2% de l’univers. Humilité.
Sir Winston Churchill, a.k.a « le grand homme », militaire, journaliste, écrivain, historien, peintre, homme d’État, prix Nobel de littérature et « défenseur du monde libre »… Le bonhomme pèse. Il est aussi alcoolique, fumeur de havanes, désagréable et menteur, révélant une personnalité aussi complexe que torturée. Il s’est éteint un 24 janvier 1965, il y a cinquante ans.
« Nous sommes tous des vers, mais moi, je crois que je suis un ver luisant. » Pour introduire Winston Spencer-Churchill, j’aurais pu citer la réplique, plus célèbre, faite en 1936 au Premier ministre britannique de l’époque, alors qu’il n’est plus qu’un vieux député marginalisé : « L’histoire dira que vous avez eu tort dans cette affaire… Et si j’en suis certain, c’est parce que c’est moi qui l’écrirai ! »
La même ironie et la même prétention animent les deux citations. Mais je préfère la première, plus modeste et plus touchante, qu’un jeune Winston confie en 1906 à Violet Asquith, qui deviendra sa meilleure amie et accessoirement la grand-mère d’Helena Bonham Carter (Mme Tim Burton). À 32 ou à 62 ans, il sera toujours convaincu de briller par son génie et qu’il accomplira quelque chose de très grand dans sa vie. Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, il ne sait pas vraiment quoi et essaie de marquer l’histoire par les armes, par sa plume et par son talent politique.
En 1936, malgré sa tirade prophétique, cela semble peine perdue… Mais, quand il est nommé – enfin ! – Premier ministre en 1940, il sait que ce moment est arrivé. Une fois la victoire acquise, l’historien Churchill (il a déjà écrit une dizaine d’ouvrages sur la Première Guerre mondiale et sur sa famille) s’attelle à la rédaction de ses Mémoires de guerre, un monument de la littérature britannique et de l’historiographie du conflit mondial.
Winston Churchill aura donc bien marqué l’histoire. Et puisqu’il en est le narrateur, il s’attachera à ce qu’elle lui soit favorable : jusque-là cantonné aux seconds rôles, il ne laissera rien ternir son heure de gloire. Anti-nazi et anti-communiste de la première heure, ultime défenseur de son peuple à qui il ne promet que « du sang, de la sueur et des larmes », celui qui s’impose aujourd’hui comme « LA » figure britannique dans l’imaginaire collectif, avec son air de bouledogue anglais, son cigare et son verre de scotch, est l’auteur de sa propre légende dorée.
Il oublie alors certains faits ou certaines opinions, n’hésite pas à présenter les choses selon ses intérêts politiques du moment… C’est bien là la difficulté de faire l’histoire tout en l’écrivant ! Un demi-siècle après sa mort, les historiens ont pris soin de revisiter le mythe, mettant en avant les contradictions et les erreurs de jugement d’un homme pétri d’ambition et d’orgueil, souvent opportuniste, habitué aux fiascos et qui n’a jamais vraiment fait l’unanimité auprès de ses concitoyens.
Je préfère retenir le parcours d’un jeune aristocrate à qui rien n’était promis, d’un élève dissipé et méprisé par son père, d’un « anti-conformiste mondain », lucide sur ses forces et ses faiblesses, travailleur acharné qui a toujours fait passer la gloire de sa nation – et la sienne – avant sa propre santé et au péril de sa vie.
« A-t-on déjà vu un homme doté d’un si beau style entamer la narration de si grands événements après avoir occupé de si hautes fonctions ? », demande François Kersaudy, l’un de ses biographes et traducteurs de ses Mémoires, en avant-propos de cet ouvrage qui vaudra à Churchill, en plus de ses discours, son Nobel en 1953. « La narration des exploits de l’un des trois plus grands hommes d’État du siècle, par l’un des trois plus grands écrivains anglais de l’époque » ajoute-t-il quelques pages plus loin.
Pour Philippe Conrad, directeur éditorial de La Nouvelle Revue d’Histoire, qui consacre la Une de son numéro janvier-février 2015 à Churchill, « la destinée » de ce dernier « témoigne du rôle majeur que peuvent jouer certains hommes d’exception pour orienter le cours des choses et affirmer, en des conséquences particulières, le chemin de la puissance ou la voie du salut pour une nation ou pour un peuple. »
Enfin, il faut citer De Gaulle qui, bien que souvent opposé à Churchill, le désigne comme « le grand champion d’une grande entreprise et le grand artiste d’une grande histoire. »
Cet article résumé au travers de ses citations les plus célèbres
Écrivain compulsif, Churchill a écrit plusieurs dizaines de milliers de pages d’ouvrages, d’articles, de discours et de lettres privées. Sa parole est omniprésente, mais, comme le pense Raymond Cartier, journaliste et auteur de la nécrologie de l’ancien Premier ministre dans Paris Match, « plus que l’abondance de son inspiration, ce sont des réparties féroces lancées à la tête de ses adversaires, des mots d’esprit où il se moque à la fois des autres et de lui-même, et quelques phrases ciselées au burin qui firent sa gloire. Il les a jetées comme des cailloux blancs tout au long des sentiers de l’histoire pour qu’elles brillent longtemps dans toutes les mémoires. »
Grand fan du personnage, j’ai voulu marquer le coup à l’occasion des 50 ans de sa disparition. D’où ce très (trop) long texte, qui n’intéressera peut-être que les passionnés d’histoire et ceux qui ont du temps libre. Pour ne pas vous décourager, voici donc un résumé des multiples facettes de sa vie et de sa personnalité, centré autour d’une dizaine de phrases et réparties marquantes. Certaines sont utilisées plus bas, d’autres sont inédites, toutes sont géniales.
« Le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. »
Pendant ses études, Churchill est considéré comme un cancre par son père, qui dira au futur prix Nobel de littérature qu’il a un « style pédant d’écolier attardé. » Ce dernier décède alors que Churchill a la vingtaine. Winston cherchera toujours à briller pour être à la hauteur des attentes de ce père disparu, mais gardera une vision indulgente de la vie : « lorsqu’un malheur survient, il est possible qu’il vous préserve d’un malheur bien plus grand ; lorsque vous commettez une erreur, elle peut s’avérer plus bénéfique que la décision la plus avisée. »
« N’importe qui peut être un lâcheur, mais il faut une certaine ingéniosité pour l’être à nouveau. »
Son ancêtre s’est illustré en étant le confident de quatre souverains successifs, qu’il n’a parfois pas hésité à trahir. Churchill change plusieurs fois de camp politique, ce qui explique les nombreux postes qu’il arrive à occuper. Il se défend d’être un opportuniste : « certains changent de convictions par amour de leur parti. Moi je change de parti par amour de mes convictions. »
« La politique est tout aussi exaltante que la guerre… Et bien plus dangereuse : là où vous êtes sûr de ne mourir qu’une fois à la guerre, vous pouvez mourir plusieurs fois en politique. »
Churchill aura une brève mais intense carrière de militaire et de correspondant de guerre : Cuba, Inde, Soudan, Afrique du Sud, il enchaîne les campagnes et les actes de bravoure entre 1895 et 1899. Il participe notamment à la dernière charge de cavalerie massive de l’histoire ! Il en tire une leçon de vie : « une charge de cavalerie ressemble beaucoup à la vie : tant que vous êtes en bonne forme, (…) bien en selle, (…) beaucoup de vos ennemis font un large détour pour vous éviter. Mais dès que vous avez perdu un étrier, (…) de toutes parts, les ennemis se précipitent sur vous. »
« Fumer le cigare et consommer de l’alcool avant, après et, le cas échéant, au cours de mes repas. »
À Cuba, il découvre les havanes. En Inde, il prend l’habitude de mettre de l’alcool dans son eau pour éviter les maladies. Le cigare et le verre de scotch restent comme deux de ses symboles et sont selon lui les causes de sa longévité. La légende veut qu’il ait fumé 150 000 cigares au cours de sa vie et bu un demi-litre d’alcool chaque jour ! Il dira : « j’ai retiré plus de chose de l’alcool que l’alcool ne m’en a retirées. »
« C’est à Blenheim que j’ai pris les deux décisions les plus importantes de ma vie, celle de naître et celle de me marier. Je n’ai regretté aucune des deux ! »
Churchill naît en 1874 au Bleinheim Palace, résidence familiale et seul château anglais, à part ceux de la famille royale, à prétendre au titre de palais. Il y demande sa femme, Clemence, en mariage et lui sera fidèle toute sa vie. Bien sûr, la Seconde Guerre mondiale n’a pas encore ici bouleversé son petit classement !
« Si vous étiez ma femme, je le boirais ! »
C’est ce que répond Churchill à Nancy Astor, première femme député à qui il s’oppose au sujet de l’Allemagne nazie, après qu’elle lui ait dit : « si vous étiez mon mari, je mettrais du poison dans votre café. » Lady Astor est impliquée dans un autre échange célèbre. Croisant Churchill à une réception, elle se serait écriée « Vous êtes ivre M. Churchill ! », lequel aurait répliqué « Oui, et vous, vous êtes moche. Mais contrairement à vous, pour moi ça sera terminé demain. »
« Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre. »
Churchill se présentera toujours comme un opposant au nazisme. Si c’est autant une position politicienne qu’idéologique, il fustige ici le gouvernement au pouvoir pour son inaction devant Hitler. Résolument pacifistes, les Britanniques abandonnent leur allié tchécoslovaque lors des accords de Munich (1938). Churchill aura cette célèbre phrase dans ses mémoires : « c’est ainsi que la malveillance des méchants se renforça de la faiblesse des vertueux. »
« Prenez garde, je vais parler français ! »
Churchill était un francophile et parlait plutôt bien français, malgré un accent très spécial et quelques bourdes, d’où cet avertissement. Sa francophilie ne l’empêche pas d’attaquer la flotte française à Mers el-Kébir (1300 morts) en 1940 afin d’éviter qu’elle ne tombe entre les mains allemandes. Mais c’est aussi grâce à ses efforts que la France passe dans le camp des vainqueurs en 1945.
« Une ombre s’est répandue sur la scène si récemment illuminée par les victoires alliées (…) De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est descendu sur le continent. »
Dans un discours prononcé à Fulton en 1946, Churchill, battu aux élections l’année précédente mais qui dispose bien sûr toujours d’une influence considérable, dénonce l’appropriation par les soviétiques d’une partie de l’Europe. Il a pourtant plus ou moins négocié ce partage avec Staline pendant la guerre !
« Il ne cesse de m’envoyer des missives interminables ; étant donné que nous nous voyons chaque jour à la réunion du Cabinet de guerre, on pourrait estimer que ce n’est pas indispensable, mais bien entendu, je me rends compte que ces lettres sont destinées à être un jour citées dans le livre qu’il écrira après la guerre. »
Enfin, je terminerais non pas avec une de ses citations, mais avec celle du Premier ministre Neville Chamberlain, négociateur des accords de Munich et toujours en poste au début de la guerre, alors que Churchill est ministre de la Marine. On voit que ce dernier ne perd pas le nord et n’oublie pas ses réflexes d’historien et d’écrivain, sans toutefois réussir à tromper son entourage. Un autre Premier ministre dira de ses œuvres qu’elles sont de « brillantes autobiographies de Winston déguisées en histoire de l’univers. »
Bon allez, une petite dernière : « Quand on a sa propre statue, on commence à regarder les oiseaux d’un autre œil. »
Les Ducs de Marlborough, la blessure paternelle et la carrière militaire
Winston Churchill est issu des Ducs de Marlborough. Le 1er Duc, John Churchill, est un opportuniste, comme lui, qui marque l’histoire par ses succès militaires contre les armées de Louis XIV et la chanson Malbrough s’en va-t-en guerre.
Le père de Winston est un cadet qui laisse filer le titre de Duc et ne peut donc siéger à la Chambre des Lords avec les autres nobles. Pour faire de la politique, il devient député de la Chambre des Communes. Il méprise son fils et meurt alors que ce dernier a 21 ans. Churchill sera obsédé par la gloire et voudra prendre sa revanche sur la vie.
Il cherche d’abord à l’obtenir par les armes, se distinguant dans plusieurs campagnes militaires. Il devient également correspondant de guerre et rédige ses premiers livres sur les événements auxquels il assiste. Sa notoriété lui permet de se lancer en politique, dans les pas de son père.
Winston Churchill descend des Ducs de Marlborough : son ancêtre, John Churchill, est une figure de l’histoire anglaise de la fin du XVIIe au début du XVIIIe. Général et confident du catholique Jacques II Stuart, il n’hésite pas à trahir ce dernier en 1688, quand Guillaume d’Orange, prince protestant hollandais et également neveu et gendre de Jacques s’empare du pouvoir. Oui, neveu et gendre, c’est consanguin et plutôt dérangeant.
Disgracié en 1692, « regracié » en 1698, John Churchill s’illustre lors de la Guerre de Succession d’Espagne contre les armées de Louis XIV. Il obtient en 1702 le titre de Duc de Marlborough, bien aidé par sa femme qui est l’amie intime d’Anne Stuart, la dernière de la dynastie. S’il n’a pas de lien direct avec les cigarettes Marlboro, il reste célèbre grâce à la chanson Malbrough s’en va-t-en guerre. À nouveau déchu en 1711, il part vivre en Allemagne. Heureusement pour lui, pour le Royaume-Uni et le monde libre du XXe siècle, il devient proche du grand Électeur de Hanovre, futur George Ier d’Angleterre en 1714, qui le rétablit dans ses titres et ses biens : il aurait été plutôt drôle que Winston Churchill soit Allemand.
Bref, tout cela pour montrer qu’on a le flair dans la famille : John ou Winston, les deux ont toujours su être là au bon moment quand il s’agit du pouvoir, quitte à retourner un peu sa veste. D’abord conservateur, Churchill rejoindra en 1906 un gouvernement libéral, traversant « la salle », c’est-à-dire passant d’un côté à l’autre de la Chambre des Communes, l’organe législatif outre-Manche.
Le poids des ambitions paternelles
Son grand-père est le 7e Duc. Winston naît en 1874 au Blenheim Palace, demeure familiale et seul château britannique, hormis ceux de la famille royale, à porter le titre de palais. Son père, Randolph, fils cadet, laisse filer le titre et se fait un nom en tant qu’homme politique. Il mourra lui aussi un 24 janvier, en 1895, emporté par la syphilis.
« Aujourd’hui, nous sommes le 24 janvier. C’est le jour où mon père est mort. C’est le jour où je mourrai moi aussi » aurait-dit Churchill en 1953 selon son biographe Frédéric Ferney, auteur du récent essai Tu seras un raté mon fils !. On peut prendre cette citation comme une des innombrables prédictions mystiques de Sir Winston. Sans mettre en cause son « sens » de l’intuition, je préfère conjuguer le verbe mourir à l’imparfait et y voir l’aveu de la souffrance provoquée par le manque d’affection et de reconnaissance paternelle dont il sera victime. De nombreux auteurs en font d’ailleurs le moteur de la quête de gloire de Churchill.
Avec un père plus intéressé par sa vie politique que par sa vie familiale et une mère, fille d’un riche magnat des médias new-yorkais, attirée par les mondanités, le jeune Winston a une enfance solitaire. Plus tard, il dira du premier qu’il a « grandi dans la poche de son gilet, oublié comme un penny » et de la seconde qu’elle « brillait comme l’étoile du soir ; je l’adorais, mais de loin ». En bon enfant pourri gâté, il est dissipé en cours et s’intéresse peu à l’école. Dans une lettre à sa mère, il écrit à 12 ans : « lorsque je n’ai rien à faire, ça ne me dérange pas de travailler un peu, mais lorsque j’ai le sentiment qu’on me force la main, c’est contraire à mes principes. » On imagine mal qu’il a des problèmes d’élocution et que son père lui dira : « ce que tu écris, mon pauvre Winston, est stupide. » Il lui reproche son orthographe et son « style pédant d’écolier attardé. »
Ses résultats sont insuffisants pour qu’il puisse envisager des études en droit ou en politique. Selon Churchill, son père l’oriente vers une carrière militaire après une inspection de son armée de soldats de plomb : « les troupes étaient disposées en formation d’attaque réglementaire. Avec un œil expert et un sourire fascinant, mon père a passé vingt minutes à étudier la scène (…) Après quoi il m’a demandé si j’aimerais entrer dans l’armée. (…) Pendant des années, j’ai pensé que mon père, fort de son expérience et de son intuition, avait discerné en moi les qualités d’un génie militaire. Mais on m’a dit par la suite qu’il en avait seulement conclu que je n’étais pas assez intelligent pour devenir avocat. » Il n’est pourtant pas un cancre et excelle en histoire, en géographie et en français, une langue appréciée en grand francophile.
Churchill, ses discours et ses gaffes en français et les limites de la francophilie : le drame Mers el-Kébir
Il utilise sa maîtrise de la langue et de la culture française avec maestria lors de la guerre, prenant plusieurs fois la parole sur les ondes de la BBC : il évoque alors l’âme française, cite Napoléon avant de l’emporter à Iéna, « contre ces mêmes Prussiens aujourd’hui si arrogants », parle de Gambetta… Le tout dans un français brillant, toutefois haché par son accent et son élocution si spéciale. L’occasion d’une pointe d’humour (« Ce n’est pas le moment de mâcher ses mots », « Rira bien qui rira le dernier »), d’une formule restée célèbre (« jamais nous ne céderons ») et d’une demande à la fois désespérée et faux-cul : il veut que les Français continuent le combat et se rallient à l’Angleterre.
Ce discours est diffusé après le drame de Mers el-Kébir : les flottes françaises et britanniques ne s’étaient plus opposées depuis plus d’un siècle mais les premiers refusent de se rendre aux seconds, qui craignent que la marine française, vaincue, ne renforce les forces allemandes. On compte près de 1300 morts chez les Français, attaqués par surprise, contre 3 chez les Britanniques.
Churchill a bon dos de dire dans son discours à la BBC : « ce que nous vous demandons (…) c’est que, si vous ne pouvez pas nous aider, au moins vous ne nous fassiez pas obstacle. (…) Ne vous imaginez pas, comme la radio contrôlée par l’Allemagne essaie de vous le faire croire, que nous autres Anglais cherchions à saisir vos navires et vos colonies. Ce que nous voulons, c’est frapper jusqu’à ce qu’Hitler et l’hitlérisme passent de vie à trépas. » Jean-Pierre Maugendre, dans La Nouvelle Revue d’Histoire, apporte un autre éclairage. Churchill décrit Mers el-Kébir comme « une tragédie grecque. Pourtant, aucun acte ne fut plus nécessaire à la vie de l’Angleterre et de tout ce qui en dépendait. Je pensais aux paroles prononcées par Danton en 1793 : « Les rois coalisés nous menacent, jetons leur en défi une tête de roi. » L’événement tout entier se situait dans cette perspective-là. » Pour Jean-Pierre Maugendre, Mers el-Kébir est une « tête de roi » lancée à Vichy et aux nazis, afin de « sceller dans le sang de l’allié de la vieille l’inébranlable détermination de la Grande-Bretagne à continuer la guerre contre l’Allemagne jusqu’à la victoire finale. »
C’est aussi un moyen de mettre hors-jeu une partie de la marine française, l’une des plus puissantes et récentes au monde à l’époque, alors qu’il n’y a que la Manche qui sépare l’armée allemande de la Grande-Bretagne et que seule la domination navale britannique protège l’île d’une tentative de débarquement.
Même en sincère francophile, Sir Winston est prêt à tous les sacrifices pour préserver la puissance anglaise. Mais revenons à des choses plus légères. Le français de Churchill est bon, en témoigne les nombreuses expressions utilisées dans ses livres, mais pas parfait : selon la légende, au moment d’évoquer une carrière marquée par deux phases successives, l’avant et l’après-guerre, il aurait dit que son « derrière », son passé, « était divisé en deux parties », ce qui laisse plutôt songeur. En introduction d’un discours en 1949 à Strasbourg, pour préparer son auditoire à une nouvelle gaffe, il préfère avertir : « prenez garde, je vais parler français! »
Ses bulletins scolaires ne lui permettent pas d’entrer au prestigieux Eton College, une première dans la famille qui achève de dépiter son père. Il intègre Harrow en 1888, une école moins cotée mais qui reste quand même l’une des meilleures au monde, preuve s’il en faut que la naissance, le pouvoir et l’argent l’emportent souvent sur le simple mérite. Même à Harrow, il reste désinvolte et sélectif dans les matières où il brille. Alors que les meilleurs élèves apprennent le grec et le latin, il doit subir des cours de rattrapage en anglais. Ironiquement, c’est là que le jeune Winston tombe amoureux des mots.
Une courte mais intense carrière militaire
S’il remporte plusieurs titres d’escrime (il sera aussi plus tard en Inde un très bon joueur de polo, ce qui contraste avec son célèbre « no sport », censé expliquer sa longévité), il échoue deux fois à son examen d’entrée à l’Académie militaire de Sandhurst, qu’il finit par réussir en 1893, terminant 92e sur 102.
C’est insuffisant pour entrer dans la prestigieuse infanterie royale et il devra choisir la cavalerie, au grand dam de son père. Deux ans plus tard, il aura fait bien des progrès en sortant 8e sur 150 de sa promotion. Malheureusement, son père décède quatre semaines plus tôt. Comme pour tant d’autres grandes figures, le paternel n’aura jamais l’occasion d’être fier de son fils et ne saura jamais quel génie et quelle empreinte celui-ci laissera dans l’histoire. Chienne de vie.
Ces difficultés, Churchill en fait une force. L’occasion de mettre en avant ma citation préférée : « le succès, c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. »
Promu lieutenant, Churchill développe dans un premier temps un désir de gloire militaire. Dès 1896, il demande à être envoyé à Cuba, où des rebelles cherchent à s’émanciper de la tutelle espagnole. Il y connait son baptême du feu avec les troupes loyalistes, envoie un premier compte-rendu au Daily Graphic, prémices de sa carrière parallèle de journaliste correspondant de guerre, et surtout rapporte dans sa valise une bonne grosse provision de havanes.
Femme, cigare, alcool : Churchill, un homme fidèle en amour et en excès
Le cigare deviendra chez lui une icône, la légende voulant qu’il en ait fumé pas loin de 150 000 au cours de sa vie, soit environ 6 cigares par jour de ses 22 à ses 91 ans. C’est beaucoup, à la hauteur du demi-litre d’alcool (surtout du scotch, du porto et du champagne, mais jamais de cocktail) qu’il engloutit chaque jour, encore selon la légende. L’adjectif « churchillien », souvent utilisé pour désigner un bon mot, prend alors des accents gargantuesques. Il aurait ainsi dit au roi George VI en 1952 : « quand j’étais jeune, j’avais pour règle de ne pas boire avant le déjeuner. À présent, ma règle est de ne jamais boire avant le petit-déjeuner. » Autre règle : « fumer le cigare et consommer de l’alcool avant, après et, le cas échéant, au cours de mes repas. »
Ces deux éléments sont aussi des sources d’inspirations poétiques : il se défend d’être alcoolique (« j’ai retiré plus de chose de l’alcool que l’alcool m’en a retirées ») et déclare son amour pour les havanes, d’une façon qui a de quoi relancer le débat sur sa bisexualité (« fumer le cigare, c’est comme être amoureux. On est d’abord attiré par sa forme, on reste pour sa saveur et on doit toujours se souvenir de ne jamais, jamais laisser la flamme s’éteindre. ») En matière de cigare et d’amour, Churchill restera un homme d’une fidélité exemplaire. Il fumera quasiment toujours les mêmes double corona de 19mm de diamètre de la marque cubaine Romeo y Julieta, rebaptisés Churchill en son honneur. À Londres, il se fournira majoritairement à la boutique James J.Fox, où il ouvre un compte en 1900, pour ne le fermer qu’à sa mort !
Mais bien sûr, c’est envers sa femme, Clementine Hozier, avec qui il aura cinq enfants, qu’il montre la plus belle fidélité. Il fait sa demande en 1908 au Blenheim Palace, d’où une autre de ces phrases fameuses : « C’est à Blenheim que j’ai pris les deux décisions les plus importantes de ma vie, celle de naître et celle de me marier. Je n’ai regretté aucune des deux ! »
La même année, il part pour l’Inde, joyau de l’empire colonial britannique. Il s’y fait agréablement mais royalement chier. Isolé dans le confort des officiers coloniaux, il lit les grands auteurs historiques (Gibbons), philosophiques et politiques (Platon, Aristote, Pascal, Saint-Simon, Schopenhauer) et économiques (Smith, Malthus), rattrapant le retard pris pendant ses études. Il en vient à se rêver suivre les pas de son père, plusieurs fois ministre. Dès qu’il sort dans la rue, il a l’occasion de se forger une profonde conviction impérialiste : il critique les Indiens et leur odeur de curry, est malade de ne boire que du thé à cause de l’eau non-potable et est atterré par la misère et la corruption qui y règnent. De toute évidence, il est nécessaire de prendre en main ce peuple pour l’amener au niveau de civilisation des Britanniques.
Une trentaine d’années plus tard, c’est au sujet de l’Inde qu’il rompt avec les conservateurs (il retrouve son ancien camp en 1925 pour devenir ministre), quelques mois après avoir perdu les élections de mai 1929. Contrairement à la nouvelle opposition dont il fait partie, il est contre la libération de « M. Gandhi » – dans ses Mémoires, publiées au moment de la mort de celui qui est désormais une icône mondiale – « ce fakir (…) à demi-nu » – comme il le désigne en 1929… – chef de file du parti nationaliste indien venu négocier à Londres le passage de la colonie sous le statut de dominion (état indépendant mais membre du Commonwealth). Cette rupture annonce une longue traversée du désert qui dure dix ans, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, et qui verra Churchill absent de l’exécutif.
Mais dans l’Inde de la fin du XIXe siècle, le jeune officier qu’est Winston Churchill n’a jamais croisé Gandhi et s’efforce de participer à la pacification du pays. En 1897, son régiment mène une offensive contre les pachtounes du Malakand, à la frontière entre les actuels Pakistan et Afghanistan. Il se bat dans la région pendant plus d’un mois et voit la mort de très près, expérience dont il tire son premier récit, Le Siège de Malakand, publié l’année suivante sous le nom The Story of the Malakand Field Force. Le livre, ainsi que les articles publiés en tant que correspondant de guerre, lui valent une reconnaissance critique. Pour Churchill, une chose est sûre : l’armée c’est bien mais un peu dangereux et il se lancera dans la politique à la première occasion.
Il souhaite cependant effectuer une dernière pige au Soudan, où l’armée de Sa Majesté est tenue en échec par les rebelles musulmans. Après une interminable remontée du Nil, dont il se souviendra au moment de nommer un nouveau récit de ses aventures (La Guerre du fleuve), il débarque à Omdourmân et combat le 2 septembre 1898 à la bataille du même nom. Il participe selon la légende à la dernière charge de cavalerie notable de l’histoire de l’armée royale. La classe.
Après l’échec de sa première tentative pour être élu député, Churchill décide de reprendre du service en tant que correspondant de guerre et part pour l’Afrique du Sud, où le Royaume-Uni entre en guerre contre les « États boers », ces républiques créées par des colons hollandais. Mais il a une vision particulière du rôle de correspondant de guerre : déjà tenté de participer aux histoires qu’il raconte, il n’hésite pas à combattre ; est fait prisonnier ; s’évade ; sauve la vie d’un général… Un moment pressenti pour obtenir la Victoria Cross, plus haute distinction britannique, on en vient à se demander quand il a le temps de rédiger ses articles. Ces derniers, regroupés dans un recueil paru en 1900 sous le nom De Londres à Ladysmith, via Pretoria, ainsi que le récit de son évasion, lui assurent une notoriété utile pour lancer véritablement sa carrière politique.
Il dira alors : « la politique est tout aussi exaltante que la guerre… Et bien plus dangereuse : là où vous êtes sûr de ne mourir qu’une fois à la guerre, vous pouvez mourir plusieurs fois en politique. »
L’homme de lettre, le ministre et le chef de guerre
À l’aube du XXe siècle qu’il marquera d’une trace indélébile, Winston Churchill est auréolé du statut de jeune officier courageux et de reporter de guerre intrépide. Si sur le terrain, ses succès militaires sont sans équivoque, on verra qu’une fois au pouvoir, il aura moins de succès au niveau stratégique, son imagination fantasque se heurtant souvent aux réalités de la guerre.
Par ailleurs, Sir Winston s’affirme comme un grand écrivain. Il excelle dans les œuvres biographiques portant sur sa famille, son père et son ancêtre John Churchill, mais surtout sur sa propre vie, qu’il mêle aux grands événements de son temps. Il donne naissance à un genre très churchillien, qui caractérise Le Siège de Malakand, La Guerre du fleuve, The World Crisis, où il raconte la/sa Première Guerre mondiale, et bien sûr ses Mémoires. De « brillantes autobiographies de Winston déguisées en histoire de l’univers » dira un Premier ministre britannique.
C’est dans l’arène politique que Churchill affirme sans doute le plus son style, par ses discours marquants et ses réparties cinglantes. Plusieurs fois ministre, il connait les deux guerres les plus importantes de l’histoire de l’humanité, auxquelles il doit une grande part de sa légende. Car en temps de paix, les actions de Churchill laissent un souvenir mitigé.
En 1900, élu de justesse député, Winston Churchill a déjà de solides opinions politiques. Il adhère totalement au dogme du parti conservateur en matière d’impérialisme et de nationalisme britannique, insistant sur l’importance de la politique maritime du pays, mais, fait original, se rapproche des libéraux dans le domaine du social, considérant « l’amélioration de la condition ouvrière britannique comme le but principal d’un gouvernement moderne. » Adepte du libre-échange comme outil de la puissance commerciale du pays, il s’oppose de plus en plus à son propre camp et envisage de retourner sa veste pour se rapprocher du pouvoir, chose qu’il fera dès 1904.
Un second rôle sur la scène politique
Ministre du Commerce en 1908, puis de l’Intérieur en 1909, il œuvre pour la création d’un salaire minimum, d’une pension pour les chômeurs, d’un système de retraite et d’un système de sécurité sociale. Premier « flic » du pays, il n’hésite pas à se rendre sur le terrain lors d’affrontements et est confronté à l’émergence des suffragettes, ces militantes féministes qui réclament le droit de vote. Bien qu’il propose un référendum sur le sujet, puis qu’il œuvre pour que les femmes obtiennent de meilleurs salaires durant la Première Guerre, l’opinion publique garde de lui l’image d’un misogyne.
Vous êtes ivre M.Churchill !
On se souviendra ainsi longtemps de sa rivalité avec Nancy Astor, l’une des premières femmes à siéger à la Chambre des Communes en 1919, après l’obtention du droit de vote et d’éligibilité universel. Souvent opposés au sujet du comportement à adopter vis-à-vis de l’Allemagne nazie, leurs échanges mondains resteront dans la postérité. Le croisant à une réception, elle se serait écriée « Vous êtes ivre M. Churchill ! », lequel aurait répliqué « Oui, et vous, vous êtes moche. Mais contrairement à vous, moi ça sera terminé demain. »
Bien sûr, Winston Churchill est bien plus vilain que Lady Astor. Les deux n’arrêtaient pas de se chercher, comme en témoigne cette nouvelle pique de l’élue d’origine américaine : « si vous étiez mon mari, je mettrais du poison dans votre café » contrée d’un magnifique « si vous étiez ma femme, je le boirais ! »
Il est ensuite nommé Premier Lord de l’Amirauté (ministre de la Marine) et prend la bonne décision de mobiliser la flotte avant le début de la Première Guerre mondiale, puis d’investir dans le développement des premiers chars d’assaut, mais doit démissionner après plusieurs bourdes. Sa présence dans le port d’Anvers en Belgique, alors que la ville est assiégée, rappelle à ses compatriotes le comportement de Churchill lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. En voulant être aux premières loges, il attire sur lui l’attention et est désigné responsable de tous les échecs. La résistance d’Anvers sera cependant jugée bénéfique par les historiens.
Mais c’est une autre opération, dont il passera longtemps pour le principal promoteur, qui va le mettre en difficulté : les Dardanelles, l’un des deux détroits qui séparent, avec le Bosphore (Istanbul), la Méditerranée et la Mer Noire, sont la cible de l’une des premières opérations amphibies de l’histoire. En 1915, on décide d’attaquer la Turquie, alliée de l’Allemagne à Gallipoli. Ce qui doit être une opération éclair dure finalement plus de six mois, pendant lesquels 200 000 hommes perdent la vie, sans même réussir à passer la plage ! Churchill doit quitter le gouvernement, bien qu’il soit dédouané par une enquête à la fin de la guerre.
Il servira un temps sur le front français en tant que colonel, trouvant sous les bombes « un bonheur et un contentement » qu’il n’avait plus connu depuis longtemps, avant de redevenir ministre de l’Armement en 1917. Critiqué alors, réhabilité ensuite, il a globalement une action positive pendant le conflit.
Lors du Traité de Versailles, il est l’un des rares à prôner l’indulgence envers l’Allemagne tandis que se profile la menace communiste. Mais ses actions futures en tant que ministre sont critiquables. Secrétaire d’État aux Colonies libéral en 1922 et Chancelier de l’Échiquier conservateur de 1925 à 1929, il s’attire l’inimitié des deux camps. Au sujet de son énième changement d’alliance, il dit avec cynisme : « n’importe qui peut être un lâcheur, mais il faut une certaine ingéniosité pour l’être à nouveau. »
Aux Colonies, il valide notamment le partage des anciennes possessions ottomanes avec la France, autorisant la création du royaume d’Irak et le recours d’armes chimiques contre la minorité rebelle kurde… Aux Finances, il laisse un bilan mauvais, contrairement à ce qu’il écrit dans ses mémoires : « d’un point de vue économique et financier, la masse de la population était manifestement plus prospère (…) à la fin de notre mandat qu’à son début. Voilà un résultat modeste, mais incontestable. » En réalité, si Churchill emploie son style à la défense des valeurs qui lui sont chères, comme celle de l’entrepreneuriat (« Certains considèrent le chef d’entreprise comme un loup qu’on devrait abattre, d’autres pensent que c’est une vache que l’on peut traire sans arrêt. Peu voient en lui le cheval qui tire le char ») il restera associé à la malheureuse réévaluation de la livre sterling, permettant à la monnaie britannique de « regarder à nouveau le dollar dans les yeux » selon l’expression alors en vogue, mais qui précipite une baisse des exportations, une sérieuse déflation et des grèves massives de protestation contre le chômage en 1926. Après 1929, Churchill s’enfonce dans la marginalité, décrié par ses anciens collègues tant conservateurs que libéraux, ainsi que par les travaillistes / socialistes, qu’il assimile souvent aux communistes qu’il déteste comme la plupart des totalitarismes.
Churchill et ses rapports ambigus avec les régimes dictatoriaux
Il est cependant prêt à composer avec eux s’il y trouve un intérêt : il essayera jusqu’au bout de défendre Mussolini dans l’espoir de le ramener à la raison et d’isoler les nazis, comme il pensera toujours pouvoir, après-guerre, diminuer les tensions Est-Ouest grâce à l’amitié qu’il croyait avoir avec Staline. Il soutient Franco dans la guerre civile espagnole, ce dernier luttant contre les communistes. Même Hitler, qu’il qualifie plus tard de « monstrueux avorton de la haine et de la défaite » n’est pas totalement rejeté en 1935 par un Churchill tout de même sceptique : « l’histoire est remplie d’exemples d’hommes parvenus aux faîtes du pouvoir par l’emploi de procédés rudes, sinistres et même effroyables et qui, néanmoins, lorsque l’on évalue leur existence en entier, ont été de grandes figures dont la vie a enrichi l’histoire de l’humanité. Peut-être en sera-t-il de même avec Hitler ? »
L’image d’anti-nazi de la première heure n’est pourtant pas fausse : dès 1932, tandis qu’il profite de sa retraite forcée pour réaliser la biographie de son ancêtre John, il se rend en Allemagne où ce dernier a remporté ses plus belles victoires et a été exilé. Il revient en Angleterre inquiet par ce qu’il y voit et interpelle la Chambre des Communes : « Tous ces jeunes Teutons qui défilent dans les rues, les yeux pleins d’espoirs de conquêtes, sont prêts à souffrir et à mourir pour leur mère-patrie. Ils veulent des armes et, dès qu’ils en auront, ils se battront pour reprendre les territoires perdus. » Ses positions contrastent avec une classe politique majoritairement pacifiste et expliquent la durée de son absence au pouvoir.
Il s’étrangle quand l’Angleterre et l’Allemagne signent le traité naval permettant au IIIe Reich de développer à nouveau une marine, contrairement à ce que prévoit le Traité de Versailles. La marine, outil séculaire de la puissance britannique, c’est le bébé de Churchill et il ne tolère pas qu’elle puisse être concurrencée, surtout par un régime en plein réarmement, qui profite de la peur d’un nouveau conflit mondial pour agir en toute liberté. En contrepartie, il pèse de tout son poids politique pour que l’Angleterre investisse dans son armée de l’air, à la hauteur de ce que fait l’Allemagne. Le glorieux épisode de la « bataille d’Angleterre » lui donne raison.
Hitler, un marchepied vers la gloire
Churchill ne s’engage à fond dans la lutte contre l’Allemagne nazie que quand il est certain de l’imminence de la guerre. Ce sera chose faite en 1938, après la signature des accords de Munich, censés voir « la paix sauvée pour une génération » selon le Premier ministre Chamberlain. En réalité, ces accords, qui marquent l’abandon de la Tchécoslovaquie à Hitler, renforcent les certitudes du dictateur sur le fait que l’Angleterre et la France ne bougeront pas en cas de guerre. En six ans, il a pu remilitariser le pays, retrouver et même étendre ses frontières sans que personne ne bouge. Churchill s’exclame alors devant les autres députés : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre. Ce moment restera à jamais gravé dans vos cœurs. »
L’un des passages les plus célèbres de ses Mémoires concerne également cet épisode : « c’est ainsi que la malveillance des méchants se renforça de la faiblesse des vertueux. »
Considéré comme un oiseau de mauvais augure mais lucide quant à la tragédie qui se prépare, Churchill veut apparaître comme le plus féroce adversaire d’Hitler, conscient que l’opinion publique ne tardera pas à se retourner en sa faveur. Pari gagnant : il redevient ministre de la Marine deux ans plus tard (« Winston is back « ), puis Premier ministre lorsque Hitler est en passe de s’imposer en France et qu’on cherche un homme relativement « neuf » (Churchill n’est pas responsable de la politique des dix dernières années) pour mener un gouvernement d’union nationale.
Pendant cinq ans, il sera un leader admirable, contraint aux manœuvres les plus subtiles pour imposer ses vues aux Américains et aux Russes. Sans revenir sur le conflit (on en serait quitte pour 30 000 autres signes !), il est important de rappeler ce que nous devons à Churchill : l’honneur de la France préservé, alors que Roosevelt et Staline nous considéraient comme une nation de vaincus et de collabos.
Il joue sur la menace soviétique pour convaincre les Américains de s’appuyer en priorité sur le Royaume-Uni, au sein d’un grand ensemble anglo-saxon, et de ne pas laisser une Europe en ruine à la merci de l’ours communiste. Quand un énième plan de gouvernement mondial d’après-guerre prévoit la suprématie de quatre pays (États-Unis, Russie, Royaume-Uni et Chine), Churchill s’exprime en faveur de « la restauration de la splendeur d’une Europe mère des nations modernes et de la civilisation », avant d’appeler la création des « États-Unis d’Europe. » Grâce à lui, autant si ce n’est plus qu’à De Gaulle, la France obtient un siège permanent au futur conseil de sécurité de l’ONU.
Et si Churchill est parfois écarté des discussions, c’est en partie du fait de son caractère : souvent emporté par ses émotions, son orgueil et son imagination, Sir Winston n’aura de cesse que de proposer des « initiatives stratégiques hasardeuses, précipitées et potentiellement catastrophiques » selon les mots de François Kersaudy, son biographe. Le souvenir de Gallipoli et des Dardanelles, noms souvent scandés dans ses meetings d’entre-deux guerres, reste vivace, et les plans de Churchill pour un débarquement en Norvège en 1943 ou dans les Balkans en 1944 prouvent au commandement allié que le Premier ministre est inapte en matière de stratégie militaire globale. Ces projets avortés caractérisent le bouillonnant personnage, toujours en quête de gloire.
Ses Mémoires de guerre lui rapportent 40 millions de dollars
Si le deuxième conflit mondial n’avait pas eu lieu, l’homme politique Churchill se serait sans doute totalement effacé derrière l’écrivain Churchill. Qui sait ce qu’il aurait trouvé à écrire ? Heureusement, la Seconde Guerre mondiale lui offre le matériel pour produire sa plus grande œuvre, lui qui avait un accès privilégié aux informations et aux grands acteurs du conflit. Il n’oubliera jamais cette facette de sa personnalité, même pendant la guerre : Chamberlain, Premier ministre en 1940 quand Churchill est en charge de la Marine, se plaint des lettres « interminables » que lui envoie son ministre alors qu’ils se voient tous les jours, avant de confier à sa sœur : « on pourrait estimer que ce n’est pas indispensable, mais bien entendu, je me rends compte que ces lettres sont destinées à être un jour citées dans le livre qu’il écrira après la guerre. » De même les fonctionnaires travaillant sous ses ordres avaient l’habitude de s’écrier « encore une pour les Mémoires ! » en recevant ses notes !
Churchill nous fait vivre le conflit de l’intérieur mieux que personne, dans un style unique, se laissant parfois aller à un semblant d’émotion, mais toujours avec le même flegme et le même humour typique. Voici par exemple ce qu’il pense au moment où il apprend la tragédie de Pearl Harbor, alors qu’il attend l’entrée en guerre des Américains depuis plus d’un an et demi et qu’il vient de déclarer la guerre au Japon : « Après Dunkerque ; après la chute de la France ; après l’horrible épisode de Mers el-Kébir ; après la menace d’invasion, lorsque, la marine et l’aviation mises à part, nous étions un peuple pratiquement désarmé ; après la lutte féroce contre les sous-marins, la première bataille de l’Atlantique, gagnée d’extrême justesse ; après dix-sept mois d’un combat solitaire (…) nous avions gagné la guerre. L’Angleterre survivrait, la Grande-Bretagne survivrait, le Commonwealth des nations et l’empire survivraient. (…) Une fois de plus dans la longue histoire de notre île, quoique meurtris et mutilés, nous allions ressurgir, saufs et victorieux ; nous ne serions pas anéantis ; notre histoire ne s’achèverait pas ; nous n’aurions peut-être même pas à mourir en tant qu’individus. » Un second degré churchillien, renforcé à la page suivante, lorsqu’il reproduit le communiqué envoyé à l’Ambassadeur du Japon, lequel comporte les formules de politesse courantes, et dit : « d’aucuns se sont offusqués de ce style cérémonieux ; mais après tout, quand vous devez tuer quelqu’un, rien ne coûte d’être poli. »
L’écrivain Churchill, c’est un total de 37 ouvrages, 400 articles et 3000 discours. Il est considéré comme l’un des auteurs ayant gagné le plus d’argent, tandis que ses seules Mémoires lui rapportent au minimum 40 millions de dollars. Les mots de Churchill résonneront pendant longtemps en Europe, son discours de Fulton en 1946 restant dans les annales par sa dénonciation du « rideau de fer » qui s’est abaissé sur l’Europe. Revenu aux affaires de 1951 à 1955, Churchill, sur le plan international, s’emploie à maintenir l’unité de l’empire, lui qui regrette l’indépendance de l’Inde, accordée par le gouvernement précédent et à laquelle il s’est toujours opposé. Il prend l’habitude de dire : « j’aurais pu défendre l’empire britannique contre n’importe qui, sauf les Britanniques. »
Il a aussi à cœur de chercher à apaiser les tensions Est-Ouest, alors que son pays est directement menacé par la proximité du bloc soviétique. Jusqu’en 1953 et la mort du dictateur, il pense pouvoir user de sa relation personnelle avec Staline pour l’amener à coopérer. Le 11 mai 1953, il en appelle même à l’ouverture avec l’URSS, afin d’assurer « la paix à notre génération. » Ironiquement, Churchill emploie les mots qu’il avait critiqués au moment de la signature des accords de Munich avec Hitler. Tout comme les dirigeants anglais de l’époque ignoraient la nature d’Hitler, Churchill ne perce jamais vraiment celle de Staline, sa paranoïa et le fonctionnement du système soviétique. Ce sera sa dernière et l’une de ses rares erreurs de jugement.
Après une vie menée à un train infernal (son garde du corps, Walter H.Thompson, qui accompagne Churchill entre 1922 et 1945, estime dans ses mémoires avoir fait près de 320 000 kilomètres en sa compagnie…), Winston Churchill se remet difficilement d’une attaque en 1953, mais reste Premier ministre jusqu’en 1955 et député jusqu’en 1964, à l’âge de 90 ans. Il est le seul député à avoir remporté une élection sous le règne de la reine Victoria (1837-1901) et celui de son arrière-arrière-petite-fille Elisabeth II (depuis 1952) ! Churchill termine sa vie en voyageant et en peignant, comme il l’a toujours fait, même durant les heures les plus sombres de la guerre. Il meurt d’une nouvelle attaque, exactement 70 ans après le décès de son père.
L’histoire de Winston Churchill, c’est l’histoire de notre monde qui s’emballe, écartelé entre une dernière charge de cavalerie menée aux confins de l’Afrique et l’explosion de la première bombe atomique, le lent déclin de l’empire britannique victorien et l’éclosion d’un monde bipolaire, séparé par son fameux « rideau de fer ». C’est aussi, à l’instar de De Gaulle, l’un des derniers géants de la politique, à la fois homme de lettres et d’action. Et tout comme le général en France, il bénéficie toujours d’une sorte d’aura dorée, qui éblouit tellement qu’elle empêche de vraiment s’approcher pour regarder en détail les aspérités des personnages, leurs défauts et leurs erreurs.
« Pour un homme qui a occupé la première place sur la scène du monde avant que sa figure s’estompe dans la pénombre de la retraite, la mort est une résurrection », disait Paul Reynaut, ancien dirigeant français, au moment de la disparition de Churchill dans les colonnes du Figaro. Cinquante ans plus tard, le mythe est toujours vivant.
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Sources :
Mémoires de guerre, 1919 – 1941 et 1941 – 1945, par Winston S.Churchill, traduction de François Kersaudy pour la collection Texto (2013).
La vérité sur Churchill, dossier de La Nouvelle Revue d’Histoire, numéro 76 (janvier-février 2015).
Photos : Times (l’image de une n’est pas un selfie (désolé) mais une publicité retouchant une photo originale de Churchill), Getty images, Wikimédia, Imperial War Museum, US Library Congress.
Les avions Rafales de Dassault pourraient enfin trouver un acheteur ! Du moins c’est ce qu’on entend régulièrement dans la presse depuis plus d’une décennie.
Mise à jour du 13 février 2015 : Il l'a fait ! Du moins sur le papier
La France et l’Égypte viennent de parapher le 12 février un accord de vente de 24 avions Rafale, entre autres. Alors que dans la suite de cet article publié début décembre, l’Égypte n’est mentionné que comme un récent interlocuteur, cette vente, réalisée en trois mois, surprend par la brièveté des négociations. La situation en Libye, qui risque de devenir un nouveau bastion du djihadiste international et menace l’Égypte, ainsi que les facilités de financement accordées par la France expliquent en partie cet accord rapide.
Un constat s’impose : l’avion français ne s’est encore jamais vendu à l’étranger, malgré l’intérêt de la Corée du Sud en 2002, du Maroc en 2007, de la Suisse en 2011 ou encore du Brésil en 2013 et la liste est longue. Depuis 2012, c’est l’Inde qui est le mieux placé pour devenir le premier acquéreur étranger du Rafale.
Le pays avait lancé en 2009 un appel d’offre auquel le Rafale a répondu, ainsi que le Typhoon d’Eurofighter, les F-16 et F-18 américains, le Saab Gripen suédois ou encore le MiG-35 russe. Il y a deux ans, seul le Rafale était encore en course et dès lors, il ne reste plus à l’Inde que d’acter l’achat de 126 appareils, pour près de 12 milliards d’euros. Régulièrement, les journaux indiquent que cette signature est proche.
L’air indien, une mélodie bien connue
En début de semaine, c’est la visite du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian en Inde qui a remis le sujet sur le devant de la scène. Il y a six mois, c’était Laurent Fabius, ministre des Affaires Etrangères, qui s’y collait. Dans les deux cas, ils font la même promesse d’un dénouement rapide.
Comme l’arrivée de la neige en hiver, la vente potentielle du Rafale est un classique de la presse française : il y a deux semaines, on s’interrogeait sur la possibilité que le Rafale « atterrisse » un jour en Égypte, pour reprendre le titre le plus en vogue. Il y a deux mois, c’était la vente de 36 appareils au Qatar qui était évoquée. Dans tous les cas, les articles sur le sujet rappellent ceux publiés depuis plus de dix ans. La signature est quasiment certaine, l’avion français étant le meilleur sur le papier et le favori des forces armées locales. Toutefois, les négociations sont complexes et quelques petits détails restent encore à régler…
Ils concernent par exemple les transferts de technologies ou la production des avions sur place : ce fût un point de blocage au Brésil, c’est aujourd’hui au cœur du dossier indien, puisque seulement 18 des 126 appareils commandés devraient être montés en France. L’Inde, via le groupe public Hindustan Aeronautics Limited (HAL), « possédera la technologie complète et la licence pour fabriquer des appareils supplémentaires qui, en outre, pourraient être exportés« , a souligné Jean-Yves Le Drian.
Exportés ? Si vous trouvez ça bizarre, cliquez ici
Si vous sourcillez vous aussi devant ces pratiques, c’est normal. Elles choqueraient le bon sens économique du moins au fait d’entre nous. Le ministre évoque l’objectif pour la France de devenir un partenaire incontournable du « Made in India » en matière d’armement.
Ok : derrière ce « partenariat », on peut imaginer les futurs gros contrats qui se jouent, que ce soit au niveau de la formation, de la maintenance ou de a fourniture d’autres équipements militaires. Mais de là à faire de l’Inde (premier acheteur mondial d’armement et donc un débouché certain) un concurrent potentiel qui pourrait vendre à son compte des produits français…
Ce projet bancal à long terme est envisageable, il suffit pour s’en convaincre d’examiner la situation de la Chine, qui va bientôt concurrencer Airbus et Boeing, après avoir elle aussi bénéficié de transferts technologiques. Mais là, je ne donne que mon avis et m’éloigne du sujet.
Derrière ces éléments de négociation « officiels » comme le transfert de technologies ou encore la prise en charge des risques, s’en cachent d’autres, moins avouables.
Les rétro-commissions, la face cachée des négociations…
Je ne dis pas que la pratique des rétro-commissions est encore d’actualité. Je préfère laisser nos députés donner leur avis, au micro de l’excellent site StreetPress(cette vidéo date de 2012, au moment où l’Eurofighter était éliminé par l’Inde, laissant le Rafale seul en lice. On notera qu’à l’époque, c’était encore la droite au pouvoir. Il serait très instructif de reposer la question aujourd’hui…).
Si vous voulez en apprendre plus sur les rétro-commissions et l’échec de la vente du Rafale au Maroc en 2006, je vous conseille également ce très bon reportage de Spécial Investigation :
Ces conditions en apparence défavorables témoignent des contraintes qui pèsent sur le dossier Rafale. Plus il se vend mal, plus on est tenté de faire des concessions et de casser les prix, en espérant déclencher un effet « boule de neige ».
Des concessions de plus en plus grandes pour vendre le Rafale
En effet, le Rafale a déjà coûté la bagatelle de 43 milliards d’euros, en grande partie financés par le pays puisque notre armée en est l’unique acheteur. Jusqu’en 2019, Dassault devrait produire 66 Rafales, dont seulement 26 pour l’armée française. Mais si les 40 autres ne se vendent pas, c’est la France qui payera l’addition. Elle s’élève à environ 4 milliards d’euros.
Devant ces investissements massifs et la nécessité d’entretenir l’un des fleurons du savoir-faire technologique français, le fait de vendre coûte que coûte, et cela malgré quelques concessions à notre désavantage, peut se comprendre.
D’autant plus que le temps presse, avec l’arrivée de concurrents comme les F-22 et F-35 américains et d’autres avions de nouvelle génération. Mais le problème, c’est qu’il n’y a aucune explication logique à ces échecs successifs, hormis une, sur laquelle je reviendrais plus tard.
En effet, la France dispose avec le Rafale d’un des meilleurs avions au monde sur le plan technologique et stratégique, ainsi que de sérieux arguments commerciaux.
L’excellence n’est pas toujours récompensée
Sans trop rentrer dans les détails, le Rafale est un avion multi-rôles : il peut intercepter ou escorter d’autres avions, effectuer des bombardements au sol, y compris des frappes nucléaires, faire de la reconnaissance, et opérer à la fois depuis une base aérienne ou un porte-avion. C’est l’un des seuls au monde à faire tout ça.
En achetant des Rafales, une armée aérienne n’a pas besoin d’entretenir une flotte d’avions spécialisés. De plus, l’armée française multiplie les opérations en théâtres extérieurs (Afghanistan, Libye, Mali, Irak), soit autant d’occasions de prouver l’efficacité de nos appareils. En comparaison, le F-22 vient à peine de connaître son baptême du feu et le F-35 n’est encore qu’un projet à problèmes.
Bref, que ce soit en matière de qualité et d’usage par rapport au prix, le Rafale « survole » la concurrence.
Le Rafale, au-dessus de ses concurrents ?
Typhoon du conglomérat européen Eurofighter (Royaume-Uni, Allemagne, Italie et Espagne), F-16, F-18, F-22 et F-35 américains, le Saab Gripen suédois ou encore les plus exotiques avions russes et chinois… Sur la plupart des domaines, le Rafale est un meilleur chasseur que ses concurrents. Le pire, c’est qu’il a été développé il y a trente ans (et bien sûr mis à jour depuis) ! * Yeah, France bitch ! *
Il surpasse de loin des concurrents comme le F-16 ou le Gripen suédois, respectivement moins performant et moins polyvalent. C’est le seul à pouvoir porter 1,5 fois son poids en bombe ou carburant, ce qui lui permet d’être armé pour faire face à toutes les situations et d’effectuer des opérations sur de longues distances.
Quoi qu’on en dise, le Rafale est moins cher que l’Eurofighter, comme le révélait en 2011 le gouvernement britannique. Du fait d’une chaîne logistique aberrante (par exemple une aile produite en Italie, l’autre en Espagne…) le coût du projet a explosé : un Eurofighter vaut 272 millions d’euros, contre 142 millions pour l’avion français.
Et s’il est légèrement moins performant que le F-22, il a l’avantage d’avoir fait ses preuves, l’avion américain n’ayant été déployé en opération que cette année en Syrie et n’étant pas pour l’instant candidat à l’export. Enfin, aucun des concurrents du Rafale n’est « navalisé » et ne peut donc opérer à partir d’un porte-avions dans sa version de base, sauf le F-18, conçu spécialement pour les missions navales mais qui manque donc lui aussi de polyvalence.
Seul le futur F-35 américain devrait pouvoir rivaliser avec le Rafale sur ce critère. Certains pays ont d’ailleurs préféré repousser le renouvellement de leur flotte, dans l’attente des chasseurs de nouvelle génération comme le F-35. Or ce dernier, prévu pour l’an prochain, vient à peine de réussir son premier appontage. De plus, à l’image des Eurofighters, son coût n’a cessé d’augmenter, faisant du F-35 l’avion le plus cher de l’histoire, alors qu’il était censé être l’un des plus abordables… Pour vous donner une idée, on parle d’une addition de quelques centaines de milliards de dollars de plus et sept ans de retard sur le calendrier initial !
Alors comment expliquer que ses concurrents trouvent preneurs, même le F-35 ?
Le problème de la France, c’est son manque d’agressivité commerciale, politique et culturelle.
Le problème n’est pas le Rafale
Au Maroc, alors que la France était logiquement favorite, les Américains ont profité de notre molesse pour proposer des F-16 à prix cassé (le F-16 est déjà rentabilisé, ils peuvent se le permettre) et un important programme d’alphabétisation des campagnes… Ils n’hésitent pas à sortir le chéquier pour alimenter leur lobbying. C’est aussi ça le « soft power ».
Face aux pressions, la France manque souvent de répondant. Le cas du porte-hélicoptère Mistral « Vladivostok », non livré à la Russie, en est un exemple.
Nos « alliés » n’ont souvent aucun scrupule à torpiller le dossier français quand celui-ci est favori. En Corée du Sud, quand le Rafale remportait l’adhésion des autorités face au F-15, George W. Bush a simplement rappelé à Séoul l’importance des forces US dans le dispositif de dissuasion face à la Corée du Nord…
Les États-Unis ont noué des liens très forts avec de nombreux pays depuis un demi-siècle : ils ont ainsi entraîné dans la conception du F-35 de nombreux pays alliés, comme le Royaume-Uni, le Canada ou encore Israël, soit autant de débouchés, malgré les défauts évidents du projet.
Le Rafale pourrait de son côté se baser sur le succès des Mirages de Dassault, qui se sont vendus à plus de 2000 exemplaires dans le monde. Mais la France n’arrive pas à fidéliser sa clientèle. Manque de lobbying, d’investissements annexes et de « vice » donc, mais aussi manque flagrant de discernement politique.
On ne reviendra pas sur le flop marocain, mais on peut mettre en avant leurs pendants suisse et brésilien, où le Gripen suèdois, pourtant largement inférieur, a finalement été sélectionné. En Suisse, le Rafale tenait la corde jusqu’à ce que Nicolas Sarkozy attaque le pays sur son statut de paradis fiscal. Idem au Brésil, jusqu’à ce que la France ne soutienne pas Brasilia sur le dossier du nucléaire iranien. Ces « inélégances » n’expliquent pas tout, mais jouent tout de même contre Dassault.
Face aux problèmes rencontrés, l’avionneur et les ministères concernés ont mis en place un organe de collaboration qui permet dorénavant de parler d’une seule voix lorsqu’il s’agit de vendre le Rafale et de prendre en considération à la fois l’aspect commercial et politique d’une négociation.
Attendons de voir si cela se concrétisera enfin par un atterrissage réussi en Inde ou au Qatar.
Crédit photo : Flickr / Wikimédia, Brian Mullender, Ricardo J. Reyes, Dassault, USAF
Alors que la Syrie et l’Irak n’ont plus le monopole des guerres ouvertes entre sunnites et chiites – les événements au Yémen sont toutefois plus d’ordre politique que religieux – de plus en plus de témoignages nous parviennent quant à l’organisation de la vie quotidienne au sein de l’État islamique en Irak et au Levant, aussi appelé Daesh.
Des ministères, des tribunaux et même une « autorité de protection des consommateurs »
Interrogé par l’AFP, un habitant de Raqqa, ville pro-Bachar du nord de la Syrie tombée aux mains des djihadistes en avril 2013, raconte comment ces derniers essayent d’organiser les institutions d’un véritable état. L’État islamique a ainsi mis en place dans sa nouvelle capitale des ministères de la Santé, de l’Éducation, de la Défense ou encore des Affaires religieuses. Ils occupent les anciens bâtiments officiels abandonnés. Des tribunaux fonctionnent également, recevant les plaintes et jugeant selon la charia, qui est enseignée aux plus jeunes dans les écoles. Des camps encadrent l’entrainement des adolescents plus âgés
Les installations pétrolières et gazières, ainsi que les centrales électriques et les infrastructures installées sur l’Euphrate sont vitales pour l’avenir du califat et continuent donc à tourner. « Il y a même une autorité de protection des consommateurs » ironise Abou Youssef, un militant opposé à Daesh. Pourtant, le califat ne fait pas de cadeaux à la population d’une ville où Bachar al-Assad avait passé les fêtes de l’Aïd al-Fitr en 2012, après le début du conflit.
Les djihadistes, qui sont les seuls à pouvoir être armés, ont organisé des brigades chargées de faire la police. Il y en a même une composée exclusivement de femmes armées qui ont le droit d’arrêter et de fouiller n’importe quelle femme dans la rue. Là-bas, tout est noir, des drapeaux de l’EIIL aux burqas des femmes, en passant même par les passeports attribués par le califat.
Les djihadistes touchent un salaire minimum de 300 euros par mois
Les habitants n’ont pas le droit de s’installer dans les cafés, réservés aux djihadistes, qui les excluent de la plupart des lieux publics. « Rien de bon ou d’amusant n’est autorisé », témoigne un autre habitant. Il est interdit de fumer ou de vendre du tabac. Une femme ne peut pas sortir sans voile intégral et sans être accompagnée par un homme de sa famille. « Chaque jour, quand le muezzin appelle à la prière, tout le monde ferme sa boutique et va à la mosquée, sous peine de prison », ajoute l’homme.
Les corps crucifiés et les têtes coupées qui ornent certaines places de la ville rappellent le sort de ceux qui s’opposent trop directement à l’EIIL. Enfin, pour asseoir sa domination et financer sa guerre, le califat prélève l’impôt auprès des non-djihadistes : les commerçants doivent ainsi payer 60 euros par mois, ce qui est beaucoup compte tenu de la situation du pays. « Même ceux qui sont trop pauvres pour payer doivent s’y plier » constate un dernier opposant interrogé par l’AFP. Ces derniers n’ont alors souvent pas d’autre choix que de rejoindre les rangs des djihadistes et pratiquent l’extorsion à leur tour.
Cet argent sert notamment à rémunérer les combattants et les fonctionnaires du califat, qui touchent un salaire de base de 300 euros par mois. De quoi pousser d’autres habitants désespérés à les rejoindre. Selon l’International Business Times, les djihadistes de l’État islamique représentent le « groupe terroriste le plus riche du monde ». Outre le racket pratiqué sur les populations locales ou les voyageurs qui traversent leur territoire, qui rapporterait une centaine de millions d’euros par an, l’organisation se finance grâce aux enlèvements et à la contrebande de pétrole et d’antiquités.
Un capital total de 2,3 milliards de dollars
Ils auraient ainsi développé un large réseau d’intermédiaires dans les pays voisins et revendraient du pétrole raffiné clandestinement « entre 25 et 60 dollars le baril, soit bien moins que les 100 dollars qui ont cours sur les marchés mondiaux », affirme Lou’aï al-Khattib, chercheur au Brookings Doha Center, une antenne d’un institut socio-économique américain implanté au Qatar. Selon lui, ces ventes assureraient aux djihadistes une manne financière quotidienne de 2 millions de dollars.
Au total, le budget du califat s’élèverait à 2,3 milliards de dollars, comme le laisse penser des informations retrouvées dans la cache d’un de ses dignitaires. Cet argent permettrait d’entretenir entre 20 000 et 60 000 combattants en Syrie et en Irak selon les sources, dont de nombreux non-syriens issus du Golfe, de Tchétchénie ou d’Asie Centrale. Plusieurs milliers d’occidentaux sont également sur place, venu seuls ou en famille.
Mourad Fares, Abou Hassan ou Mourad Al-Faransi. Derrière ces noms se cache un Français, arrêté mi-août en Turquie et transféré hier en France. Désigné comme « déterminant dans le recrutement » de jeunes compatriotes par Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, il sera présenté à un juge en vue de sa mise en examen.
Agé de 29 ans et originaire de Haute-Savoie, Mourad Fares était en Syrie depuis juillet 2013, où il organisait le passage de nouveaux djihadistes depuis la Turquie. Très actif sur les réseaux sociaux, il faisait la promotion de l’Etat islamique, avant de rejoindre le Front Al-Nostra, un groupe djihadiste rival. Selon la plupart des journaux français, il apparaîtrait dans cette vidéo de Vice, tournée en Syrie en janvier dernier.
Il se trouve que le journaliste de Vice France connaissait la personne, rencontrée en 2005 à Lyon, et avait eu la surprise de découvrir son départ pour le djihad sur Facebook. C’est grâce au réseau social, où l’homme s’affichait clairement comme djihadiste, que l’interview a été réalisée.
« On s’était rencontrés en soirée, et on était pas mal sortis en boîte ensemble. C’était quelqu’un de très instruit. On avait pas mal de discussions sur la religion. Il était très au fait de la religion musulmane, mais nulle trace d’extrémisme chez lui : il fumait et buvait, par exemple. Je suis même allé en vacances chez lui au Maroc » raconte Johann Prod’homme.
Dans l’interview, l’homme ne cache pas son activité de recruteur : « Je suis le principal recruteur. Les journaux parlent d’un recruteur en région Rhône-Alpes, lol. Ils ne sont pas au courant que je n’y suis plus depuis longtemps, mais la DCRI sait tout. Tout les djihadistes dont on parle dans les journaux sont passés par moi : les dix jeunes de Strasbourg, les deux jeunes de Toulouse, la mineure de 16 ans, et beaucoup d’autres… »
Le 24 juillet, un mandat d’arrêt international a été émis. C’est notamment le départ du groupe de dix Strasbourgeois, dont sept ont été depuis arrêtés, qui ferait l’objet de sa mise en examen.
L’homme évoque aussi la situation en Syrie : « Contrairement à ce que les autorités françaises révèlent, nous ne sommes pas 700 Français ici comme ils disent, mais plus de mille.
Il y a ici plus de 70 nationalités différentes. Ils viennent majoritairement d’Arabie saoudite, de Tunisie, de Libye ou de Russie. Y’a de tout, vraiment : même des Chinois, des Australiens, des Canadiens, des Norvégiens… Ici, c’est un rendez-vous historique pour la communauté musulmane. »
« Tu veux savoir la vérité? Bachar est défait depuis longtemps. C’est l’Iran et la Russie qui sont ici avec leurs armes et leurs soldats pour combattre les rebelles et les djihadistes. Le PKK (Parti des Travailleurs Kurdes qui milite pour un Kurdistan indépendant en Turquie et dont la filiale syrienne, le PYD, est considérée comme une organisation terroriste, ndlr) aussi est allié à Bachar. Ça, c’est le début, et bientôt les USA et l’ONU interviendront. »
L’homme parle également les conditions de vie des djihadistes du Front Al-Nostra, qu’il a rejoint fin 2013, et notamment une villa occupée par son groupe : « Soixante personnes m’ont suivi. J’ai formé mon propre groupe et on a rejoint Jabhat al-Nosra (…) Ici, c’est facile dans le sens où on ne manque pas de nourriture, on ne dort pas dehors… On appelle ça la baraka. Et puis, c’est facile aussi dans le sens où on n’est pas face à face avec l’ennemi. C’est un combat qui se fait à des centaines de mètres de distance. C’est rare de voir l’ennemi en face. Ceux qui tirent ne savent même pas si ils ont tué des ennemis. »
Et à la question du retour en France, il se montre lucide : « Je ne suis pas près de rentrer en France. Si je rentre demain, je suis parti pour quinze ou vingt ans de prison avec le dossier qu’ils ont sur moi. »
Pourtant, si l’homme interviewé par Vice est bien Mourad Fares, il sera identifié et arrêté le 16 août au Consulat de France d’Istanbul où il était venu demander un laissez-passer consulaire, vraisemblablement pour rentrer au pays.