Aujourd’hui, très peu de pays reconnaissent le génocide arménien. Pourtant, pendant une courte période, tout le monde, y compris les Turcs, le condamnaient. Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi ça ne se reproduira pas de sitôt ?
Il y a cent ans jour pour jour, les Alliés faisaient une promesse : juger les responsables des massacres qui avaient débuté un mois plus tôt, le 24 avril 1915, avec l’arrestation et l’exécution de l’élite arménienne de Constantinople. Ils parlaient même pour l’une des premières fois de « crime contre l’humanité ».
Alors que le 24 avril s’est imposé comme la date commémorative du début du génocide, le 24 mai est l’occasion d’évoquer les réactions des différentes nations vis-à-vis de cet événement, à l’époque et maintenant, tout en répondant aux questions posées en introduction.
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Vous connaissez le principe : vous trouvez ici des infos complémentaires qui ne sont pas essentielles pour comprendre de quoi on parle. Là je vais vous parler de la notion de génocide. Elle est créée par un professeur de droit américain après la Shoah pour désigner les crimes nazis mais aussi ottomans, ainsi que de nombreux massacres qu’ils cherchaient à faire reconnaître depuis plus de dix ans.
Il se base notamment sur le procès de Soghomon Tehlirian, un Arménien acquitté en 1921 pour le meurtre de Talaat Pacha, l’un des principaux responsables du génocide. L’ONU reprendra ses travaux pour adopter en 1948 une résolution définissant un génocide comme : « un certain nombre d’actes – des meurtres essentiellement mais aussi les transferts forcés, des atteintes à l’intégrité physique – commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel. »
Le crime contre l’humanité est défini depuis 1945, mais contrairement à lui, la définition du « génocide » n’est pas rétroactive. On reconnaît trois génocides : la Shoah de 1945, le Rwanda en 1994 et la Bosnie en 1995. Le génocide arménien n’a été reconnu que par une sous-commission de l’ONU.
En 2015, seulement 24 pays reconnaissent le génocide
Tous les pays reconnaissent la Shoah, mais pas le génocide arménien. Certains ont reconnu le génocide par une loi, d’autres le font sans employer le mot et enfin certains ne l’ont reconnu que partiellement, par l’intermédiaire d’une région ou d’un parlement.
Parfois, ces différents éléments se combinent, ce qui ajoute au bordel ambiant. De l’Uruguay en 1965 à l’Autriche le 22 avril, 24 pays au total ont reconnu le génocide. L’Uruguay, comme la France, Chypre et l’Argentine, le fait par l’intermédiaire d’une loi. Notre pays va jusqu’à condamner le négationnisme, comme pour la Shoah. Mais la France ne désigne pas de responsable, et l’Uruguay n’utilise pas le terme de génocide.
L’Autriche elle n’a pas fait de loi, mais son parlement a reconnu son rôle indirect, en tant qu’allié de l’Empire ottoman pendant la Première Guerre. L’Allemagne a fait de même le lendemain, mais ni les États-Unis ou encore Israël n’ont osé prononcer le mot et suivre l’exemple donné par le pape François dès le 12 avril, à la grande colère de la Turquie. En Espagne, seule la Catalogne a pris position, tandis qu’au Royaume-Uni, rien n’a été fait. Pourtant, l’UE reconnaît le génocide…
L’exemple des États-Unis est parlant : 43 États ont reconnu le génocide, le parlement aussi, mais pas l’État fédéral. Et si Obama reconnait les massacres, ce qui pourrait engager l’ensemble du pays, il refuse d’employer le mot tabou de génocide. Bref, impossible de trouver une définition claire de la position des States, et impossible aussi de s’arrêter sur tous les cas sans un stock d’aspirine à portée de main.
En 1918, il était reconnu par les Turcs eux-mêmes
Le plus intéressant dans tout ça, c’est qu’une grande partie des pays dont je viens de parler n’hésitaient pas à dénoncer l’Empire ottoman dès la fin de la Première Guerre mondiale. Les principaux responsables avaient même été condamnés, et par les Turcs eux-mêmes !
Retour en octobre 1918. L’Empire ottoman a signé l’armistice avec les Alliés. Les responsables ottomans aux manettes pendant la guerre sont en fuite. Le sultan, sans réel pouvoir depuis leur coup d’État en 1913, pense pouvoir retrouver son autorité grâce aux Alliés. Il se lance dans une politique de collaboration et organise le procès de ceux qui ont ordonné le génocide arménien, comme les Alliés l’avaient promis.
Qui sont les responsables lors du génocide ?
À la veille de la Première Guerre mondiale, la situation interne de l’Empire ottoman est tendue. En 1908 et 1909, une révolte à la tête de l’armée oblige le sultan à rétablir le parlement et la constitution imposée en 1876 par les Occidentaux, puis à abdiquer en faveur de son frère.
La révolte est menée par le Comité Union et Progrès, dont les principaux membres sont les « Jeunes-Turcs » : on retiendra ici Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha, « les Trois Pachas » qui gouvernent le pays pendant la guerre, et Mustafa Kemal « Atatürk », que je surnommerais le « De Gaulle turc ». On en reparlera.
Ils sont fans de la Révolution française et ils veulent libéraliser et occidentaliser le pays. Au parlement, ils s’allient avec les partis arméniens et les autres minorités. Ils s’inspirent du code civil napoléonien, prônent la laïcité, émancipent les femmes et dotent le pays d’une nouvelle devise : Liberté, Egalité, Fraternité. La classe. Les minorités rêvent à nouveau d’autonomie.
« Les Trois Pachas » décident de prendre le pouvoir en 1913, suite aux désastres des guerres balkaniques. Ils renversent le gouvernement et renvoient le parlement, après s’être fait accorder les pleins pouvoirs, qu’ils se répartissent au sein d’un triumvirat. On note le nouvel hommage à Napoléon. Ceux qui protestent sont tués.
De révolutionnaires éclairés par les idéaux des Lumières, les « Jeunes-Turcs » deviennent de fervents nationalistes, reprenant là aussi les éléments idéologiques occidentaux qui mèneront aux fascismes. L’Empire ottoman se limite maintenant à l’Anatolie. Puisque le modèle d’Empire multi-ethnique ne fonctionne pas, les « Jeunes-Turcs » décident à nouveau de s’inspirer de l’Occident, où les États-nations comme la France ou le Royaume-Uni dominent.
Comme les jacobins du temps de la révolution, ils s’opposent à la création d’un État fédéral où les minorités seraient autonomes et mettent en place la doctrine du panturquisme : il faut « turquifier » l’Anatolie, en assimilant de force les minorités ou en les éliminant. Ils embrassent les théories évolutionnistes qui feront le bonheur des nazis par la suite.
Aujourd’hui, l’Allemagne accueille la plus forte communauté turque expatriée au monde. Les relations entre les deux pays sont anciennes. En 1914, les « Jeunes-Turcs » bien que francophiles, confient la modernisation économique et militaire du pays à l’Allemagne. Naturellement, les Ottomans se rangent du côté des Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) pendant la Première Guerre. Lorsque cette dernière prend fin, les responsables du génocide partent s’y réfugier et échappent ainsi aux condamnations. Un répit de courte durée…
Après la Shoah, les Juifs ont mis en place des commandos pour capturer ou au moins tuer les anciens nazis : les Arméniens ont fait la même chose trente ans plus tôt. L’opération Némésis, du nom de la déesse grecque de la juste vengeance, va avoir pour but de traquer et assassiner les responsables Jeunes-Turcs, en Allemagne mais aussi en Italie ou encore dans le Caucase. Leur principale victime sera Talaat Pacha, l’organisateur principal de l’appareil génocidaire, abattu dans une rue de Berlin devant sa famille.
L’une des spécificités des Arméniens du commando Némésis était de ne pas prendre la fuite après leur acte. Lors du procès de Soghomon Tehlirian, l’opinion publique découvre le drame des Arméniens. De coupable, le tueur devient la victime et inversement. Tehlirian sera acquitté. L’histoire du génocide arménien en Allemagne ne s’arrête malheureusement pas là.
Après-guerre, le pays sera lui aussi en proie au nationalisme exacerbé et aux théories évolutionnistes. Hitler, horrifié par le destin des Arméniens (pas par les massacres hein, mais par la possibilité que les Allemands subissent le même sort, à cause des Juifs), va s’en inspirer pour élaborer sa solution à la question juive. Pour justifier la Shoah, il dira même « qui se souvient encore du sort des Arméniens ? ».
Reste à parler d’une personne. Si je vous demande à qui vous fait penser la France d’après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’entre vous me diront « De Gaulle ». C’est la même en Turquie avec Atatürk. Membre des « Jeunes-Turcs » mais opposé au triumvirat, il est lui aussi nationaliste et fan de la France. Pendant la Guerre, ses exploits militaires en font une figure de l’armée ottomane. Il remporte notamment la fameuse bataille des Dardanelles, qui fera au total un demi-million de morts des deux côtés…
En 1918, il ne reconnait pas l’armistice et va organiser la résistance turque à Ankara, au centre de l’Anatolie. Après deux ans de guerre civile qui l’oppose au sultan, les conditions du Traité de Sèvres, une fois connues, vont unifier la société turque autour de lui. Jusqu’en 1923, il va mettre en place les bases d’une république sur le modèle français, tout en cherchant à reconquérir l’Anatolie.
L’enquête est confiée à l’ancien gouverneur d’Ankara qui s’était opposé aux déportations et aux massacres. Il va rassembler toutes les preuves du génocide : ordres écrits, témoignages de fonctionnaires ottomans, vestiges des camps où étaient envoyés les Arméniens en plein désert, sans vivre et sans soin…
Les principaux responsables sont condamnés à mort. En parallèle, le sultan signe avec les Alliés le traité de Sèvres en 1920, qui permet à ces derniers de s’approprier d’énormes territoires au détriment des Ottomans. Français et Anglais se partagent la Mésopotamie (la Syrie et l’Irak), tandis que les Grecs obtiennent la ville de Smyrne et ses alentours, sur la côte ouest de l’Anatolie.
Les Arméniens ne sont pas oubliés : l’Arménie orientale dans le Caucase, qui était sous contrôle russe depuis le XIXe siècle, a pris son indépendance à l’occasion de la révolution communiste. En compensation du génocide, l’Arménie occidentale en Anatolie, sous contrôle ottoman, doit être réunifiée avec sa voisine pour reformer la Grande Arménie historique.
Qu'est-ce que l'Arménie historique ?
Je ne vais pas refaire l’histoire du monde. Mais avec les Arméniens, on peut remonter très loin. On trouve leur trace dès 800 avant J.-C. Leur royaume, rival des Assyriens et Babyloniens, s’étend alors au sud-est de l’Anatolie, de la Cilicie, côte méditerranéenne entre la Turquie et la Syrie moderne, au Caucase, région montagneuse et très enclavée où se trouve l’Arménie actuelle. C’est ce qu’on peut appeler la « Grande Arménie » et c’est le principal foyer d’habitation des Arméniens jusqu’au génocide.
Avant les Ottomans et les Russes, les Arméniens ont connu de nombreux ennemis. Parfois, l’Arménie est la puissance dominante de la région. Souvent, sa situation géographique en fait le voisin et le vassal des principaux empires que le monde a connu : les Romains et les Perses.
Le contrôle de la région est si important que les deux puissances s’entendent sur un statu quo : le roi d’Arménie est choisi par les Romains au sein de la dynastie royale perse. En 301, le pays devient le premier royaume chrétien de l’histoire et se dote d’un clergé et d’églises, trente ans avant le début de la construction de la Basilique Saint-Pierre à Rome. La religion sera tant un facteur de préservation de la culture arménienne qu’une des causes de ses persécutions.
L’Arménie sera toujours à la croisée des grands Empires : romain, perse, byzantin, arabe, ottoman puis russe… Elle sera aussi souvent leur champ de bataille. D’un côté, les Romains deviennent les Byzantins. De l’autre, les Perses sont remplacés par les Arabes. Pendant mille ans, les Arméniens restent sous la domination d’une des deux puissances, avec de rares moments d’indépendance et quelques moments un peu foufous comme on savait en faire à l’époque : invasion des tribus turques (1064), croisades (à partir de 1095) et invasion mongole (1237).
On reviendra plus tard sur les Turcs, qui dans quelques siècles vont fonder l’Empire ottoman, et comment les Arméniens s’y intégreront.
La Grande Arménie, un plan vite oublié
1918 ne marque pas vraiment la fin de la Première Guerre mondiale : jusqu’en 1923, de nombreux conflits annexes ont continué à ensanglanter le continent, le principal étant la guerre civile russe. Les Turcs sont à chaque fois impliqués dans ces conflits.
Car la reddition de l’Empire ottoman est de courte durée. Le général Mustafa Kemal, plus connu sous le surnom « Atatürk », s’oppose à l’armistice puis au Traité de Sèvres. Jusqu’en 1923, Atatürk va se battre contre les Alliés, les Russes communistes, les Grecs et les Arméniens.
Les Alliés, épuisés par la Première Guerre, vont se contenter de défendre leurs nouvelles possessions en Mésopotamie et vont dire aux Grecs et aux Arméniens de se démerder pour faire appliquer le traité. Les premiers se font vite refouler d’Anatolie, les seconds vont devoir se mettre sous la protection des communistes.
L’Arménie telle qu’on la connaît aujourd’hui ne retrouvera son indépendance qu’en 1991 avec la fin de l’URSS. Quant à l’Arménie occidentale, vidée de ses populations historiques, elle reste jusqu’à aujourd’hui turque et a été repeuplée par des musulmans turcs ou kurdes.
En résistant, Atatürk s’impose à la tête du pays et achève la mutation de l’Empire ottoman qui devient la Turquie, une république laïque, sans sultan et qui se limite désormais à la seuleAnatolie. En gros, il mène à terme le projet des Jeunes-Turcs au pouvoir pendant la guerre, tandis que de nombreux fonctionnaires ottomans ayant organisé le génocide servent de base au nouveau régime. Et puisque la Turquie s’est construite sur cet héritage, impossible pour elle de reconnaître leurs crimes. Ils restent des héros nationaux. Aujourd’hui, des avenus turques portent ainsi le nom d’un criminel contre l’humanité…
1895 : déjà une tentative de génocide avortée
Pour comprendre comment on en arrive là, il faut s’intéresser aux causes du génocide. Ou plutôt des génocides. En effet, plus d’un million d’Arméniens, 500 000 Syriaques et 350 000 Grecs sont victimes des massacres perpétrés par les Jeunes-Turcs, principalement entre l’été 1915 et l’été 1916.
L’Empire ottoman est une entité multi-ethnique et multiconfessionnelle. Jusqu’au XVIIe siècle, il est la principale puissance méditerranéenne, mais le XVIIIe et surtout le XIXe siècle vont voir sa puissance être remise en question.
L'Empire ottoman et les Arméniens
En 1453, les Turcs ottomans prennent Constantinople et vont successivement s’emparer des terres de l’Empire byzantin et celles à majorité musulmane qui étaient auparavant sous l’autorité arabe. En gros, ils mettent la main sur deux des principales puissances du Moyen-Age, et étendent leurs frontières jusqu’à Vienne et Kiev, Bagdad, La Mecque ou encore Alger… Et l’Arménie bien sûr. Depuis Constantinople, qui ne sera appelé Istanbul qu’en 1930, le sultan ottoman devient aussi calife, le guide des musulmans.
Jusqu’au XVIIe siècle, l’Empire ottoman est la principale puissance méditerranéenne et la principale menace extérieure qui pèse sur l’Europe. Il est l’un des derniers ensembles politiques multi-ethniques : Slaves, Grecs, Arméniens et Syriaques / Assyriens / Araméens orthodoxes, Juifs, Yézidis, Turcs, Kurdes, Arabes, Druzes, Bédouins…
Jusqu’au XVIIIe siècle et l’arrivée de l’Empire russe dans le Caucase, les Arméniens vivent sous la domination turque. Ils forment un « millet », une minorité ethnique et religieuse au sein de l’Empire. Comme les autres communautés non-musulmanes, ils payent un impôt pour pratiquer leur foi. Les Arméniens qui vivent sur leurs terres ancestrales sont souvent des paysans, ceux qui vont en ville des commerçants ou des intellectuels. Les Turcs ont tout à gagner à les protéger.
Pendant longtemps, l’alchimie entre Turcs et Arméniens est bonne. Les premiers, épaulés par les Arabes, se chargent des questions politiques et de l’armée. Les seconds, avec les autres minorités, font tourner l’économie et enrichissent la culture ottomane : le premier roman écrit en langue ottomane est l’œuvre d’un Arménien et ce sont eux qui démocratisent la photographie dans l’Empire. Jusqu’en 1870, les Ottomans considèrent d’ailleurs les Arméniens comme « le peuple fidèle ».
Mais cette situation ne va pas durer. La Russie, ennemi juré, pousse dans le Caucase et en Asie centrale, région turcophone. Successeurs de l’Empire byzantin, les Russes espèrent reprendre Constantinople, siège de l’Église orthodoxe. Les Grecs, depuis l’indépendance en 1830, rêvent de recréer la Grande Grèce, celle de l’époque de la Guerre de Troie où l’Anatolie était à eux. Les Français, les Anglais et les Allemands sont intéressés par les richesses de la Mésopotamie. Bref, tout le monde regarde l’Empire comme un gros gâteau qu’il faut se partager. Opposés aux Grecs et aux Russes, les Ottomans vont de plus en plus haïr les orthodoxes. Ensuite, les nationalistes turcs ne vont pas tolérer la présence de cette élite intellectuelle et marchande éduquée et de ses paysans qui possède le sud-est du pays.
À force de répéter aux Arméniens qu’ils sont à la solde des Occidentaux, qu’ils sont infidèles à l’Empire et qu’ils ne cherchent que l’indépendance, à la façon des Grecs et des Slaves des Balkans, ces derniers se radicalisent et mettent en place des partis révolutionnaires, avec actions terroristes façon ETA en bonus. C’est la méthode Coué à l’envers.
Les États-nations modernes comme la France et le Royaume-Uni ou encore la Russie s’approprient l’Afrique du Nord et le Caucase. Les nationalistes des Balkans rêvent d’indépendance : la Grèce, la Serbie, la Bulgarie s’émancipent peu à peu, jusqu’à repousser les Ottomans d’Europe lors des Guerres balkaniques de 1912-1913.
À la veille de la Première Guerre, l’Empire n’occupe plus que l’Anatolie et la Mésopotamie et son organisation interne est dépassée. Après une énième guerre, les Occidentaux imposent à l’Empire une constitution qui accorde en théorie tous les mêmes droits aux sujets ottomans et mettent son économie sous tutelle. Le sultan avait bien tenté à la fin du XIXe siècle de recouvrer son pouvoir en utilisant son statut de calife, le chef spirituel des musulmans, et en liguant ces derniers derrière lui face aux chrétiens occidentaux. C’est ce qu’on appelle le panislamisme.
Les Arméniens et les autres chrétiens orthodoxes vivant en Anatolie en sont les victimes : en 1895, 200 000 d’entre eux sont tués par les Turcs et les tribus kurdes à qui ils font faire le sale boulot. Les Occidentaux avaient alors forcé le sultan à stopper le massacre, mais ne pouvaient rien faire pour empêcher les Kurdes de continuer à harceler les paysans chrétiens. Violences et immigration font fondre les populations chrétiennes : en 1878, on dénombre 3 millions d’Arméniens dans l’Empire. En 1914, ils sont deux fois moins nombreux.
Un responsable : le nationalisme turc
Le panislamisme ayant échoué, une autre idéologie gagne les élites turques : le nationalisme. Inspirés par la France des Lumières, les « Jeunes-Turcs » qui prennent le pouvoir en 1908 et en 1913 veulent créer en Anatolie un État-nation à l’occidentale. Problème : les Arméniens, opprimés depuis des années, veulent faire de même.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale est l’occasion pour les « Jeunes-Turcs » les plus radicaux de mettre leur plan à exécution. Les Alliés ne peuvent plus défendre les minorités orthodoxes. De plus, les Russes risquent de trouver des soutiens parmi leurs coreligionnaires. Mieux vaut régler définitivement la question.
Ce qui se passe pendant la Première Guerre ?
Il y a cent ans, le 24 avril 1915, débute le génocide : l’élite de la communauté arménienne d’Istanbul, ses artistes et intellectuels, ses avocats, ses journalistes, ses médecins et même ses élus au parlement, était arrêtée puis exécutée. Auparavant, les soldats arméniens de l’armée ont aussi été éliminés.
Rien ne s’oppose plus à la déportation, entre mai et août 1915 de plus d’un million d’Arméniens, principalement des paysans de l’Anatolie orientale, alors que ceux vivant dans les villes de l’ouest du pays sont moins touchés. Les Grecs et les Syriaques sont également visés.
Officiellement, ces déplacements visent à éloigner ces populations du front du Caucase, où les Russes s’apprêtent à attaquer. Les Ottomans craignent que les minorités orthodoxes leur viennent en aide. D’une main, le triumvirat signe les actes de déportation. De l’autre, il lâche des milices composées de prisonniers libérés et de mercenaires kurdes sur les convois. Les hommes arméniens, grecs et syriaques sont exécutés dès le début de la déportation, parfois sous les yeux des femmes, enfants et vieillards.
Les survivants sont emmenés dans le désert syrien. Les Turcs les font marcher en rond, loin des points d’eau. Chaque passage d’un pont ou d’un fleuve donne lieu à des drames. On dépouille les déportés des rares biens qu’ils ont emportés, on viole et on kidnappe les plus belles femmes. Une fois la destination atteinte, les Ottomans misent sur la faim et les maladies pour achever le travail.
Parfois, des communautés résistent et sont secourues par la marine française ou l’armée russe. De quoi alimenter la propagande des « Jeunes-Turcs », selon laquelle les déportés sont en rébellion ouverte contre eux. Cette version est donnée aux puissances européennes, qui ne sont pas dupes : de nombreux diplomates, missionnaires ou même militaires informent les nations des deux camps du sort des minorités orthodoxes. Interrogé par un diplomate allemand, l’un des « Pachas » lâchera : « C’est le bon moment pour en finir ».
Quand l’armistice est signé, seulement un tiers des Arméniens ottomans sont encore en vie : ceux d’Europe, de Constantinople et de Smyrne ont été moins touchés par les déportations, qui se sont faites en train et non à pied. Nombre d’entre eux ont été sauvés des camps syriens par les Alliés, soit environ 200 000 personnes. Reste enfin ceux évacués par l’armée russe, 300 000 personnes, ceux capturés par les Kurdes et les Turcs, principalement des femmes et des enfants réduits en esclavage. Enfin, il y a ceux cachés par des amis, des imams ou des fonctionnaires ottomans courageux.
En 1919, la commission Mazhar, du nom de l’ancien gouverneur d’Ankara, rassemble les preuves afin de faire condamner les « Jeunes-Turcs ». Avec le soutien du sultan, de nombreux fonctionnaires viennent témoigner. Les principaux responsables, dont le triumvirat, sont condamnés à mort. Si le terme de génocide avait alors existé, je parie qu’il aurait été utilisé par les responsables turcs. Les lois de déportation et de spoliation des biens des déportés sont abrogées et les victimes commencent à être réinstallées dans le pays sous la protection des vainqueurs. Mais la résistance d’Atatürk va tout remettre en question.
Après la Première Guerre mondiale, c’est la même logique nationaliste qui anime Atatürk. La guerre avec la Grèce se solde par l’exil des dernières populations grecques présentes en Anatolie. La nouvelle République empêche les survivants des génocides de se réinstaller et s’approprie leurs biens. Les églises orthodoxes sont pillées, détruites ou transformées en mosquée. La région est quasiment unifiée ethniquement et culturellement. Seuls les Kurdes restent. Alliés des Turcs contre les minorités orthodoxes, ils sont désormais les victimes du nationalisme turc, et cela encore aujourd’hui.
Les Kurdes, opprimés en Turquie, massacrés en Irak sous Saddam et qui luttent en Syrie contre les djihadistes rêvent d’un Kurdistan indépendant. Alors qu’ils étaient auparavant en concurrence avec les Arméniens pour le contrôle de l’Est de l’Anatolie, ils utilisent aujourd’hui l’histoire du génocide contre la Turquie, en demandant pardon aux Arméniens pour leur rôle ou en envoyant des représentants aux cérémonies d’hommage. Le Parti pour la paix et la démocratie, pro-kurde, est le seul à reconnaître le génocide en Turquie. À Diyarbakir, la principale ville de la minorité, la culture arménienne est revalorisée
Les Turcs et les Kurdes, du génocides jusqu'à Daesh
Après la guerre d’indépendance (1919-1923), Atatürk poursuit la politique d’assimilation forcée des minorités commencée par les Jeunes-Turcs, loin de la logique de l’Empire qui se contentait de les taxer. Exit les Arméniens et les Grecs. Les Kurdes qui ont servi d’auxiliaires aux Ottomans pendant le génocide ne sont pas reconnu dans la nouvelle République.
En parallèle celle-ci se modernise, accorde le droit de vote aux femmes, se laïcise en supprimant le califat et en adoptant le dimanche comme jour de repos et se rapproche des Occidentaux. La fin d’Atatürk est l’occasion d’en finir avec le système de parti unique et de mater les révoltes des minorités. Les militaires sont les garants de la République et n’hésitent pas à renverser le pouvoir quand il s’éloigne trop du cap fixé par Atatürk.
Le pays participe à la création de l’ONU après la Seconde Guerre mondiale et devient l’une des plus fidèles alliées de l’OTAN, face au danger communiste et islamiste. Quand le nationalistes kurdes du PKK entre en rébellion dans les années 80, ils seront reconnus comme organisations terroristes par les Occidentaux ce qui permet aux Turcs d’exercer une répression brutale. 42 000 personnes sont mortes du fait de la guerre civile depuis 30 ans.
Le courant conservateur d’Erdogan au pouvoir en Turquie, libéral et qui prône un islam modéré, tolère la renaissance culturelle kurde et arménienne dans les régions où ils sont majoritaires. Mais le PKK reste actif, et l’aide qui leur est soi-disant apportée par les Kurdes irakiens explique pourquoi la Turquie a autant tardé à autoriser ces derniers à aider les Kurdes syriens de Kobané contre Daesh.
La propre inactivité de la Turquie dans ce conflit ranime les tensions avec les Kurdes du pays, qui représentent 20% de la population. Les manifestations kurdes ont été l’occasion de nouvelles brutalités de la part des Turcs.
Reconnaissance du génocide vs realpolitik
La reconnaissance du génocide est un enjeu diplomatique de premier ordre pour les relations extérieures avec la Turquie, notamment lorsqu’on évoque son intégration au sein de l’Union européenne. Si l’on reprend les différents pays que je cite en exemple au début de l’article, on va voir que chaque prise de position vis-à-vis du génocide reflète avant tout les intérêts politiques de chaque nation.
Déjà, quand Chypre reconnaissait le génocide via une loi, c’était une façon pour les Grecs insulaires de protester contre la création d’une république turque indépendante au Nord de l’île.
Si l’Allemagne a refusé pendant aussi longtemps de parler de génocide, c’est pour ne pas brusquer la communauté turque du pays, principale minorité étrangère.
En France, les lois mémorielles permettent de draguer les 500 000 électeurs d’origine arménienne. Celle condamnant la négation du génocide a été adoptée quelques mois avant les élections de 2012. La député des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer (UMP), est l’une des plus engagées en faveur de la reconnaissance du génocide, alors que la communauté arménienne représente 10% de la population marseillaise…
Aux États-Unis, ça se complique. On a parlé à l’occasion du centenaire des hésitations d’Obama à employer le mot tabou. La reconnaissance du génocide était l’une de ses promesses de campagne. Mais la Turquie est le seul membre de l’OTAN au Moyen-Orient. La lutte contre l’Etat islamique à l’heure actuelle, et le menace iranienne depuis des décennies incitent à ménager l’allié turc. Même logique dans le cas d’Israël.
Les Turcs inflexibles sur le sujet ?
Vous l’aurez compris, une reconnaissance des génocides arméniens, grecs et syriaques, à la hauteur de la reconnaissance de l’horreur de la Shoah, ne sera possible que quand la Turquie elle-même aura changé de position sur le sujet. C’est difficile tant la négation du génocide (en tant que suppression organisée et volontaire d’une partie d’un peuple, sa définition internationale) est ancrée dans la société turque. La reconnaissance du génocide pourrait conduire la Turquie à payer des compensations aux descendants des victimes et à l’Arménie, comme l’Allemagne l’avait fait après la Shoah.
Les Turcs parlent de massacres certes, mais de massacres qui auraient touché les deux camps, les Arméniens s’étant retournés contre leurs concitoyens… C’est vrai, mais ça ne concerne qu’une infime partie d’entre eux et face à un génocide, ça se comprend : quand bien même les juifs se seraient révoltés de manière organisée contre les nazis, la Shoah serait toujours qualifiée de génocide ! La définition d’un génocide n’implique pas que la population visée n’exerce aucune résistance !
Bref, la question ici n’est pas d’incriminer les Turcs, qui un siècle après sont innocents. Chaque pays a vécu des heures sombres et en porte encore les cicatrices. La question ici est de soustraire le génocide et les Arméniens de la polémique pour les rendre à l’histoire, celle qui est objective. C’est le seul moyen pour les plaies de cicatriser.
Qu’est-ce qu’une reconnaissance du génocide va changer me direz-vous ? Aujourd’hui, pas grand-chose, si ce n’est rendre aux victimes et à leur famille le respect qui leur est dû. Mais hier, qui sait ? Hitler n’encourageait-il pas les responsables de la Shoah en disant que de toute façon, personne ne se souvenait du sort des Arméniens ?
Si l’on s’écarte de l’histoire pour faire de la fiction, on peut se demander quel visage aurait aujourd’hui le Moyen-Orient si une Arménie orthodoxe forte, de la taille de celle prévue par le Traité de Sèvres, avait subsisté.
Mais la reconnaissance du génocide par la Turquie n’est pas une chimère. Au sein même de la population, outre les Kurdes, de nombreux Turcs s’engagent, notamment ceux qui se découvrent une ascendance arménienne. Pendant le génocide, des milliers d’Arméniens et Arméniennes ont survécu, soit par chance, sauvés par les Russes ou les Alliés, soit grâce à l’aide de musulmans écœurés par la situation, soit pour les plus malheureux en étant kidnappés, réduits en esclavage ou mariées de force avec des Turcs et des Kurdes.
Leurs descendants ne savaient rien de leurs racines. Ceux qui les découvrent aujourd’hui cultivent l’espoir d’une prise de conscience au sein de la société turque dont le fruit, on ne peut que l’espérer, sera la reconnaissance du génocide et à terme, la réconciliation entre ces peuples déchirés.
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