Revenons au 29 juin 2014. Quelques semaines après la prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, du contenu de ses banques et des arsenaux de l’armée irakienne en déroute, les djihadistes de ce qui était alors l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) se sentent assez forts pour rétablir le califat.
Dès lors, ils se font appeler simplement l’État islamique (EI), insistant sur la portée universelle du régime instauré, à l’instar du califat qui est censé être l’autorité suprême, sur le plan spirituel et temporel, pour tous les musulmans. Bien sûr, la majorité d’entre eux n’est pas dupe et vit avec désolation le retour, entre les mains de nouveaux barbares, d’une institution disparue depuis près de 90 ans avec la fin de l’Empire ottoman.
Mais certains sont séduits par le discours du « calife Ibrahim », nouveau nom d’Abu-Bakr al-Baghdadi, le chef de l’organisation terroriste. Ils voient en lui le « successeur du prophète » qu’est le calife depuis la mort de Mahomet en 632, ou du moins le champion du salafisme, le retour à « l’islam des ancêtres ». En ce sens, les succès du djihad armé et la conquête d’un territoire où est appliquée la charia servent la politique d’al-Baghdadi et de l’EI.
Au 29 juin 2015, on ne peut en effet que constater le succès de Daesh, selon les termes utilisés le mois dernier par l’Institut américain d’études de la guerre pour définir la stratégie de l’organisation terroriste : « défendre l’intérieur de l’Irak et de la Syrie, s’étendre au niveau régional, et perturber et recruter à l’échelle internationale ».
En Irak et en Syrie, le groupe a enregistré deux succès majeurs avec les prises respectives de Ramadi et de Palmyre. La première, à une centaine de kilomètres de Bagdad, renforce la pression djihadiste sur la capitale irakienne et permet à l’EI de contrôler l’ouest désertique du pays, peuplé par des tribus sunnites que l’organisation associe à la gestion. C’est aussi une humiliation supplémentaire pour l’armée irakienne, qui s’est débandée dès les premières attaques suicides de djihadistes précédés par une réputation de cruauté qui avait déjà fait merveille à Mossoul l’an passé.
La seconde, ville antique du centre de la Syrie célèbre pour ses monuments romains et sa prison dans laquelle le régime détenait nombre d’opposants et de djihadistes, donne à l’EI la mainmise sur la moitié du pays. Tombée malgré la résistance de l’armée gouvernementale, cette victoire a surtout un fort retentissement symbolique, tant pour les Occidentaux qui craignent de nouveaux saccages que pour les opposants syriens à la dictature de Bachar. Malgré la défense de la ville kurde de Kobané en Syrie et la reprise de Tikrit en Irak, les forces djihadistes maintiennent ainsi leur contrôle sur un vaste « pré carré » entre les deux pays, dont les angles sont Raqqa, la capitale, Mossoul, Palmyre et Ramadi.
Pour ce qui est de s’implanter au niveau régional, Daesh cherche à étendre son influence dans chaque région du monde musulman où règne l’instabilité. Il faut moins y voir une implantation directe qu’une « franchise » accordée à des groupes locaux. Le but pour l’organisation est d’ouvrir de nouveaux fronts, tant pour diviser les forces ennemies que pour s’imposer comme la référence du terrorisme international, au détriment des divers groupes djihadistes et des antennes locales d’al-Qaïda.
- le Liban et Israël sont dans sa ligne de mire. Les djihadistes multiplient les incursions dans le nord du Liban et ont récemment prévenu les rebelles qui occupent la frontière syrio-israélienne de leur intérêt pour la zone. De plus, des tirs de roquettes depuis Gaza ont été revendiqués par l’EI.
- en Libye, des djihadistes se revendiquant de Daesh sont à Syrte, au centre du pays, alors que deux gouvernements, l’un libéral à Tobrouk dans l’ouest, l’autre islamiste à Tripoli dans l’est, s’opposent depuis la chute de Kadhafi. Les négociations entamées sous l’égide de l’ONU afin de constituer un gouvernement libyen uni face à l’EI restent stériles.
- au Yémen, où le conflit entre sunnites et chiites a anéanti le pouvoir en place et au Pakistan, en proie aux troubles causés par les Talibans, Daesh ou des groupes affiliés viennent de commettre une série d’attentats causant plus de 200 morts parmi les chiites.
- aux confins du monde musulman, la secte Boko-Haram, qui fait régner la terreur depuis le nord du Nigéria, s’est aussi rapproché de l’EI en vue de l’instauration d’un califat africain ; même constat dans le Caucase, où l’EI vient de recevoir l’allégeance d’un important groupe tchétchène, fort de près de 10 000 hommes prêts à en découdre avec les Russes ; enfin dans les pays musulmans des Balkans, comme la Bosnie, le Kosovo et surtout l’Albanie, l’organisation appelle au djihad au travers des vidéos de propagande dont elle s’est fait une spécialité.
Ces vidéos au style hollywoodien sont la pierre angulaire de la stratégie de communication de l’organisation. Le numérique est, comme jamais auparavant pour une organisation du genre, le champ de bataille privilégié par Daesh pour « perturber et recruter à l’échelle internationale » selon les mots de l’Institut américain d’études de la guerre. La vague d’attentats et de massacres qui a frappé, le vendredi précédant l’anniversaire du califat, la France, la Tunisie, le Koweït et la ville Kurde de Kobané, est le résultat de cette politique.
Là aussi, l’EI semble triompher, tant la riposte est lente à se mettre en place. La communauté internationale va pourtant devoir prendre des mesures de plus en plus drastiques si la situation persiste, tant en ligne que sur le terrain. Mais quelles mesures ? Celle privilégiée pour l’instant, au détriment des populations persécutées par les djihadistes, est d’étouffer Daesh à petit feu, tout en limitant le retour des djihadistes occidentaux en métropole.
Les raids aériens, bien que très coûteux, ont permis d’éliminer 10 000 combattants en moins d’un an. Ils visent également les installations utilisées par l’EI pour extraire les hydrocarbures, vendues ensuite en Turquie grâce à la « passivité » des autorités locales. Couper la route de la Turquie parachève ce plan : les Kurdes syriens, aidés par leurs frères irakiens, ont repris début juin un poste frontalier essentiel pour l’approvisionnement de Raqqa, la capitale du califat. Mais le contrôle de la frontière est difficile : c’est par la Turquie que sont passés les djihadistes qui ont tué près de 150 civils kurdes à Kobané en plein Ramadan cet été.
L’entrée du pays du président Erdogan dans une lutte active contre l’organisation terroriste complexifie un peu plus le tableau. L’attentat qui a fait 102 victimes lors d’une manifestation pacifique à Ankara en octobre devrait conduire les autorités turques à renforcer le contrôle de ses frontières. Mais en parallèle, la Turquie mène une guerre active contre les éléments kurdes censés lutter contre Daesh en Syrie et en Irak.
Empêcher les exportations et les importations pourra à terme épuiser les ressources de l’organisation et provoquer la pénurie, le mécontentement et peut-être la révolte chez les populations sunnites de son territoire. Mais la victoire doit aussi se gagner dans les têtes : comment éliminer durablement l’idéologie djihadiste, les troubles religieux et la haine de l’Occident ?
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