Six ans après sa création et cinq ans après avoir été désigné « meilleure invention de l’année » par le TIME, le site web américain Kickstarter vient de débarquer en France avec l’intention d’y faire décoller le crowdfunding.
Crowdfunding signifie « financement par la foule » ou encore financement participatif. C’est une manière innovante de financer un projet par l’intermédiaire des internautes. Ces derniers peuvent par exemple entrer au capital d’une start-up ou lui prêter de l’argent. Il suffit de s’inscrire sur une plateforme de crowdfunding, de repérer un projet intéressant et de choisir quelle sera l’ampleur de votre soutien. Facile non ?
Le plus souvent, cette participation prend la forme d’un don, en contrepartie duquel l’internaute bénéficie d’avantages variés, comme une réduction sur le prix du produit ou du service qu’il aide à développer, une rencontre avec les porteurs du projet ou un simple merci de leur part. C’est la moindre des choses. Kickstarter en a fait sa spécialité.
Pour le porteur de projet, il suffit de s’inscrire, de détailler le projet (secteur d’activité, but du financement…), d’indiquer de combien il a besoin et quelles sont les contreparties offertes aux donateurs et enfin de fixer la durée de la campagne. Une fois cette période écoulée, les donateurs sont débités seulement si l’objectif de financement est atteint à 100% ou plus. S’il ne l’est pas, le porteur de projet n’a rien, l’internaute ne perd pas d’argent et Kickstarter ne touche pas sa commission.
On va maintenant s’intéresser à Kickstarter et à l’impact de son arrivée. Si vous voulez connaitre directement mes projets préférés et vous éviter un cours sur le marché du crowdfunding français, c’est ici !
Kickstarter, c’est 1,72 milliard de dollars récoltés
Le crowdfunding rencontre un gros succès outre-Atlantique : Kickstarter a collecté près de 530 millions de dollars l’an passé, soit 10,2% de plus qu’en 2013. Depuis 2009, c’est plus de 85 000 projets qui ont été financés par 8,6 millions de contributeurs pour un total d’1,72 milliard de dollars.
Pas mal non ? Bon il faut dire que la plateforme est le paradis des geeks : les jeux vidéo représentent un cinquième des fonds récoltés et quatre des dix plus gros succès de la plateforme.
Les objets high-tech ont aussi la cote : les montres connectées Pebble ont attiré plus de 30 millions de dollars de financement ; la glacière / chaîne hi-fi connectée Coolest cooler plus de 13 millions et un peu plus de 6 millions pour le walkman Pono music, développé par le guitariste canadien Neil Young pour ceux qui en ont marre d’écouter des mp3 de mauvaise qualité.
Hors du top 10 on retrouve aussi le casque de réalité virtuelle Oculus Rift, qui avait tâté son 2,4 millions de dollars grâce aux donateurs de la plateforme avant d’être racheté l’an passé par Facebook pour 2 milliards ! Les projets musicaux et vidéos sont aussi représentés en masse.
Mais derrière ces « blockbusters » ambitieux se cachent des projets plus confidentiels puisque 60% des projets financés ne rassemblent pas plus de 9000 dollars. C’est là qu’il faut chercher quelques perles qui, avec un peu de chance et un coup de pouce médiatique, arrivent à lever bien plus qu’espéré. Le meilleur exemple est le jeu de cartes Exploding Kittens qui, d’un objectif de 10 000 dollars, a attiré 8,8 millions de dollars de dons, devenant le quatrième plus gros projet de Kickstarter !
Ces belles réussites ne doivent pas faire oublier les nombreux projets qui n’atteignent pas leur objectif de financement. Pour son lancement français, Kickstarter dévoile des chiffres à faire rougir de plaisir ce bon vieux Pareto : selon eux, 80% des projets qui atteignent au moins 20% de leur objectif arrivent à être financés intégralement. Pareil pour 75% des projets qui comptent au moins 25 contributeurs. Mais au total 230 000 projets sont passés sur le site, soit un taux de projets financés d’à peine 30%.
Kickstarter, un poids lourd par rapport au crowdfunding français
Quoi qu’on en dise, la France reste un pays relativement ouvert aux nouvelles technologies et aux pratiques digitales. Au dernier CES, le grand salon américain des nouvelles technologies, nous étions le deuxième pays le plus représenté en matière de startups. Le crowdfunding français est pourtant loin d’égaler son pendant US : sur les 3,3 millions de donateurs de Kickstarter l’an passé, seulement 41 000 sont français et ont donné 7 millions d’euros sur les 475 récoltés au total.
Kickstarter seul a levé trois fois plus de fonds que l’ensemble des sites français (152 millions selon l’Asso du financement participatif de France). KissKissBankBank et Ulule, nos deux plateformes phares, ont récolté respectivement 14,5 et 12,9 millions d’euros.
Le système de dons repose sur de petites sommes, il faut donc que les donateurs soient nombreux pour que les porteurs atteignent leurs objectifs de financement. Les plateformes françaises ne sont pas assez séduisantes pour certains d’entre eux, qui jusqu’ici n’hésitaient pas à s’installer à l’étranger pour utiliser Kickstarter.
C’est le cas par exemple de la start-up Prynt, qui développe depuis San Francisco une coque pour iPhone capable d’imprimer directement vos photos, façon Polaroid, et qui a levé 1,5 million de dollars sur le Kickstarter US. Même situation pour les Niçois derrière le jeu vidéo Umbra, qui, à une dizaine de jours de la fin de leur campagne, ont levé un peu moins de 250 000 dollars.
Kickstarter, menace ou coup de pouce ?
Kickstarter peut compter sur la quantité de ses utilisateurs pour séduire les entrepreneurs français. Cependant, et comme le notent les représentants de KissKissBankBank et d’Ulule, ainsi que des journalistes spécialisés, c’est au niveau de la qualité de l’accompagnement que le bât blesse.
Là où les plateformes françaises bénéficient d’équipes habituées à notre marché, capables de conseiller les porteurs de projet et de sélectionner et mettre en avant ces derniers, le site US n’a pour l’instant aucune présence sur le terrain. Seule une Française, Axelle Tessandier, fait le lien entre les entrepreneurs et Kickstarter depuis la Silicon Valley.
On peut se demander si la liberté offerte par le site US et l’accompagnement réduit n’entraîne pas la mise en ligne de trop de projets de qualité moyenne, qui sont noyés dans la masse. Résultat, beaucoup d’efforts et de temps perdu pour un financement qui ne concerne qu’un tiers des projets Kickstarter, quand Ulule revendique un taux de financement de 67%.
Interrogé par l’Obs, Mathieu Maire du Poset, directeur adjoint de la plateforme française qui donne ce chiffre, constate que sur Kickstarter, « les projets français se sont souvent plantés », alors que sur Ulule, « nous examinons les idées avant de les valider.(…) Nous ne nous considérons pas simplement comme un outil web, à la manière de Kickstarter qui pourrait être vu comme un YouTube du crowdfunding. »
Il reconnait cependant que l’intérêt porté par les médias à la plateforme américaine, ainsi que l’effort de communication et de pédagogie entamé par cette dernière devrait faire du bien à l’ensemble du crowdfunding français. Ce 6 juin, l’école ESCP Europe profite ainsi du buzz suscité par l’arrivée du géant US pour organiser une journée spéciale découverte sur le thème du crowdfunding. Cependant, un acteur comme Kickstarter devrait éliminer les plus petites plateformes, renforçant les leaders français et les plateformes situées dans un secteur de niche.
Plus qualitatifs, les projets des plateformes françaises sont aussi plus diversifiés. Outre les nouvelles technologies, « l’agriculture, la presse ou la restauration » progressent également. En témoignent les projets hébergés par KissKissBankBank comme De peuple à peuple, qui vise à aider les Grecs à financer des associations en remplacement des services sociaux défaillants ou encore le projet LesJours.fr, un nouveau site d’informations lancé par des anciens de Libé. Le premier a récolté pour l’instant 27 000 euros sur les 300 000 demandés, le second 25 000 sur les 50 000.
Plus de 150 projets en une semaine
Cette diversité apparaît dans les quelques 150 projets lancés depuis la semaine dernière sur la plateforme française de Kickstarter. Beaucoup de technologie, à l’image des projets SensorWake, un réveil olfactif, HidnSeek, un traqueur GPS pour ne plus perdre vos objets et Mix Fader, un objet qui permet de scratcher une musique sur portable. Tous ont atteint leurs objectifs de financement tout en faisant parler d’eux dans les médias.
Mais on peut aussi se mettre à l’aise et citer quelques projets qui ont retenu mon attention :
- On Wheelz, des chaussures modulables auxquelles on clipse des roulettes. Avouez que c’est sympa ! En plus, les mecs sont intelligents et ont retenu leurs cours de cross-selling : vous devez acheter directement des chaussures adaptées ou faire modifier vos chaussures préférées pour utiliser On Wheelz. Ceux qui font un don allant de 300 à 400 euros peuvent choisir l’une des deux options en contrepartie.
Pour 2000 euros (!) vous recevrez deux paires que vous pourrez utiliser pour faire un tour à Paris en compagnie des créateurs du projet, qui en prime payent le pique-nique. Grands seigneurs. Le projet a déjà rassemblé plus de 60 000 euros sur les 30 000 nécessaires. Bonus : si la plupart choisiront les Nike, Adidas ou Reebok proposées par la marque, vous pouvez aussi faire adapter vos chaussures de ville !
- Toujours dans le domaine vestimentaire, la cravate réversible d’Oh My Node. Spécialisée dans les nœuds pap’ et le made in France, l’entreprise parisienne innove. J’aime les cravates, même si j’essaye de ne pas avoir à en porter : en avoir deux pour le prix d’une, c’est doublement cool… Si les aider permet de créer un emploi et de faire travailler des ateliers en France, c’est quadruplement cool, aussi moche que ce mot puisse paraître. Pour un don allant de 35 à 110 euros, vous recevrez d’un noeud pap’ à deux cravates. Entre 250 et 1000 euros, vous aurez mieux qu’un pique-nique : une journée avec les créateurs pour des noeuds pap’ sur mesure, la création d’une cravate inédite ou donner son nom à la prochaine gamme ! Ils ont levé pour l’instant 3500 euros sur les 10 000 nécessaires.
- En matière de bouffe et d’écologie, voici UpCycle, un projet qui cherche à récolter votre marc de café pour y faire pousser des champignons, lesquels vous seront livrés à la prochaine récolte de marc… Vous suivez ? Le projet est géré par des personnes en insertion professionnelle et vise également à développer des bacs et des sacs pour que vous puissiez cultiver vos champignons chez vous grâce à votre addiction au café.
Les contreparties proposées sont intelligentes : jusqu’à une centaine d’euros, vous recevrez les fameux bacs ou sacs. Au-delà, vous pouvez gagner un abonnement d’un an au service de livraison et une journée cueillette plus visite à Rungis conclue par une bonne bouffe. Là où ils sont bons, c’est qu’ils réservent aussi une offre pour les entreprises : pour 5000 euros, l’une d’entre elles peut devenir le sponsor du projet, soit un bon coup de com écolo ! Ils n’en sont qu’à 200 euros sur 5000… Bonus : apparemment, la récolte varie entre plusieurs centaines de grammes et un kilo par mois ! - Sans oublier les nombreux projets éditoriaux et artistiques (magazines, art books, documentaires). Je pense à Kameleo, une web-série qui apprend l’art aux enfants, façon d’Art d’Art mais en moins chiant. Pour moi qui suis désarmé en la matière, mais aussi en littérature ou en philosophie, et qui essaye de rattraper mon retard aujourd’hui, je trouve ce projet essentiel. La créatrice organisait déjà des visites de musées destinées aux enfants via Art Kids Paris. Elle veut désormais étendre gratuitement son action grâce à Internet !
Les contreparties ne vont pas vous donner un coup de chaud mais là n’est pas l’essentiel : à partir de 50 euros, vous recevrez un épisode personnalisé où une oeuvre est décryptée juste pour votre enfant. Ou pour vous, pas de blem ! Pour plus vous pourrez avoir une peluche de la mascotte, emmener votre enfant à un goûter avec les membres d’Art Kids Paris ou assister aux tournages de la web-série. Le projet a levé 5900 euros sur les 13 770 nécessaires.
- Je pense aussi à Second Generation, l’adaptation en dessin animé d’une BD racontant l’histoire d’un fils d’un survivant de la Shoah, Michel Kichka, et dessinée par lui. Un père qui, trop pudique pour parler de ce qu’il a vécu à ses enfants, n’a réussi à partager qu’au travers du dessin. L’adaptation va coûter plusieurs millions mais il ne manque que 100 000 euros pour l’achever. Via Kicktarter, les créateurs veulent surtout faire parler d’eux et réunir les témoignages des centaines de milliers de personnes qui descendent d’un survivant. Ceci afin de développer des contenus pédagogiques annexes. Pour 15 euros, vous recevrez une copie du film, plus la b-o, un artbook, un script dédicacé pour chaque billet supplémentaire. Pour 600 euros, votre nom apparait dans le film. Pour 1500 euros, c’est vous. En version dessin animé et en pas trop moche si possible.
- Et il faut aussi que je sois chauvin et que je cite le projet des Aixois de Forge Animation, qui cherchent à adapter le roman de science-fiction La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio. La série de six épisodes de 50 minutes, appelée Windwalkers, jouera énormément sur l’esthétique et fait appel à des monstres du graphisme comme par exemple Yoshitaka Amano, qui a juste donné naissance au design et aux personnages des jeux vidéo Final Fantasy (!!!) et une dizaine d’artistes qui ont travaillé sur des broutilles comme Batman, Pacific Rim, Avatar, Matrix ou le prochain STAR WARS. En contrepartie de vos dons, vous recevrez les premières minutes de l’épisode I en exclu, l’épisode I, des artworks etc… Le crowdfunding ne devrait en effet permettre que de développer le début de l’épisode I, le succès de l’opération devant attirer des investisseurs. 31 000 euros sur 75 000 sont réunis. Il y a quelques mois, l’équipe avait rassemblé 133 000 dollars sur la version US pour développer un jeu vidéo RPG basé sur le même univers, mais n’avait pas atteint les 330 000 dollars fixés pour objectif. J’espère avoir l’occasion de vous reparler du projet très bientôt !
- Enfin, je ne peux pas m’empêcher de revenir sur le projet SensorWake. Lancé il y a plusieurs mois par un jeune ingénieur de 18 ans, il a déjà été primé par Google comme l’une des 15 inventions qui peuvent changer le monde… Bon, en effet, être réveillé par l’odeur du café ou du croissant chaud plutôt que par un buzzer ou une de vos musiques préférées que vous ne pouvez plus supporter, c’est intéressant. Mais Google pourrait revoir le nom de son concours, sous peine d’être taxé de cynisme alors qu’un peu moins de 800 millions de personnes ont faim dans le monde en 2015. L’odeur du croissant chaud au réveil n’y changera pas grand chose. Ça n’enlève rien à la performance de Guillaume Rolland, qui a déjà rassemblé plus de 110 000 euros sur les 50 000 nécessaires pour son projet.
SensorWake est donc un réveil olfactif qui marche grâce à des cartouches de différents parfums, que vous pouvez changer chaque jour et dont la durée de vie équivaut à deux mois environ. Le dispositif est censé être aussi efficace qu’un réveil normal et sera vendu une centaine d’euros, les capsules coûtant environ 6 euros chacune en commandant sur Internet. Je ne pense pas qu’il soit possible de les faire soi-même façon Nespresso. Pour 60 euros, les donateurs pourront se procurer la bête. Là aussi on retrouve une contrepartie destinée aux businessman : pour 4999 euros, vous pourrez gérer la distribution de SensorWake près de chez vous. Intelligent. Enfin il faut bien parler du parfum « dollar » qu’on peut voir sur les visuels. Sérieusement ? Qui a déjà été réveillé par l’odeur de l’argent ? Vous ciblez Wall Street les gars ou quoi ? Bon, c’est toujours moins pire que les goûts « ville » pour les cigarettes électroniques et il semble que ces cartouches sont réservées à certains donateurs.
Vous l’aurez compris, le crowdfunding c’est beaucoup de gadgets et de projets inutiles, donc indispensables selon la formule à la mode. On pourrait lui reprocher d’alimenter la création illusoire de nouveaux besoins, pour des objets qui finiront leur vie dans des tiroirs. Mais au milieu se cachent quelques projets lumineux, ou au moins utiles. Des projets qui n’auraient pas eu le succès qu’ils méritent, tel Exploding Kittens, qui n’auraient pas eu la confiance des intermédiaires, comme c’est pour l’instant le cas de Windwalkers, ou qui simplement ne rapportent rien mais sont nécessaires, comme Kameleo.
Mais si l’on se laisse aller à rêver un peu plus loin, on peut voir le crowdfunding comme une nouvelle façon de consommer, plus efficiente, où la demande finance en amont l’offre (sauf bien sûr s’il est question de salade de pommes de terre). À l’heure où l’on flippe pour nos ressources, pour le climat, pour notre niveau de vie futur (surtout lui !), ça ressemble à une piste n’est-ce pas ?