L’ambition de l’État islamique est de perdurer et de se renforcer assez pour continuer son expansion : Irak, Syrie, Liban, Jordanie et surtout Israël. Cette politique demande évidemment des ressources, mais aussi le contrôle des territoires et des populations.

La stratégie de communication et de séduction mise en place par l’organisation pour attirer de nouvelles recrues va ainsi de pair avec la constitution d’un véritable proto-État dont la superficie est à peu près similaire à la Grande-Bretagne et la population varie selon les estimations entre 5 et 10 millions d’habitants.

Depuis Raqqa, ville du nord de la Syrie conquise en janvier 2014, l’organisation a mis en place une véritable administration, comme je l’indiquais en septembre dernier. Des ministères de la Santé, de l’Éducation, de la Défense, des Affaires religieuses ou encore de la Communication y ont été constitués.

Lire aussi notre article : La vie quotidienne s’organise dans l’État islamique

Une administration, des services publics, des commerces ouverts…

Daesh a des attachés de presse, qui encadre les journalistes étrangers comme c’est le cas dans ce reportage en anglais de Vice News. Les tribunaux y jugent selon la loi islamique, une force de police a été constituée, les transports publics fonctionnent et l’organisation a mis en place ses propres écoles, où les jeunes se forment déjà au djihad.

 

Ses ressources trahissent cette évolution d’un groupuscule terroriste vers un véritable « État islamique »: auparavant largement financé par des intérêts étrangers, originaires des pays du Golfe, Daesh exploite désormais les ressources et les habitants de son territoire.

Quelles sont les ressources exploitées par Daesh ?Un sous-sol riche en hydrocarburesL'agriculturePillages et extorsionsLe trafic de droguesL'aide inattendue de... Bagdad
revenus_de_daesh_snackable_fr
L’organisation contrôle le gros des réserves en pétrole, en gaz, mais aussi en phosphate de Syrie et d’Irak, soit une réserve estimée à 2000 milliards de dollars. Leur façon de les exploiter est artisanale, mais rapporte gros : lorsqu’un puits de pétrole est sécurisé, les djihadistes ouvrent les vannes à fond, creusent au bulldozer une tranchée où se déverse le liquide et utilisent de petites pompes pour remplir des camions-citernes.

On est loin de l’exploitation industrielle, mais la manne pétrolière rapportait à son apogée à l’organisation près de 2 millions de dollars par jour. Malgré l’embargo, les djihadistes alimentent le marché noir via la Turquie où des intermédiaires peu scrupuleux le mélange avec des importations légales. Ils profitent de l’expérience des anciens cadres du régime de Saddam Hussein, qui exportaient déjà depuis une vingtaine d’années le pétrole irakien via des routes de contrebande. Même topo pour le gaz et le phosphate. Ces trois ressources représentent plus de la moitié des revenus de l’organisation.

Néanmoins, après une année 2014 fastueuse, l’EI est victime de la baisse des cours du pétrole et des bombardements de la coalition qui visent les puits exploités par l’organisation. 

Les exportations « made in Daesh » ne se limitent pas aux hydrocarbures : bien que la sécheresse devienne de plus en plus problématique – et pourrait être une des causes de la guerre civile syrienne – la région est un grenier historique qui produit du blé et du coton. On ne sait pas si l’EI vend directement les récoltes ou se contente de taxer les bénéfices, mais du coton syrien se retrouve également en Turquie, et cela de façon totalement légale, l’embargo ne concernant que les armes, le pétrole et les opérations bancaires. Ainsi, quand vous faites le plein ou achetez un t-shirt fabriqué en Turquie, vous financez peut-être les terroristes.
Le marché noir d’antiquités est aussi très lucratif grâce aux sites archéologiques et aux musées et archives tombés entre leurs mains. Puisque les virements sont interdits, l’organisation utilise pour être payée un système digne des premiers temps de la banque : un réseau de bureaux de change permet de déposer l’argent en Turquie et de demander à un bureau en Syrie ou en Irak de donner la même somme au destinataire. Les échanges vont dans les deux sens – il faut bien importer de la nourriture et des biens – aussi l’argent ne manque jamais. Les dons qui viennent des pays du Golfe passent par le même chemin, aussi utilisé au quotidien par la population.

Les commerçants subissent une véritable extorsion : Daesh vend sa « protection » à la manière des organisations criminelles. L’achat de marchandises est taxée, façon TVA, tandis que les camions qui les acheminent doivent s’acquitter d’un péage. Les djihadistes laissent même passer les camions et les bus qui transitent entre Damas et Bagdad (les deux capitales ennemies !) par leur territoire, tant que tout le monde paye la somme réglementaire…

On peut aussi évoquer le sort des esclaves. Pour récupérer une femme mariée de force ou un enfant envoyé dans un camp de formation, les familles peuvent payer une rançon : autour des 25 000 dollars, une fortune quand le salaire moyen n’est que de quelques centaines de dollars par mois.

Reste la drogue. Bien qu’elle y soit normalement interdite, comme l’alcool et le tabac, – les djihadistes allant jusqu’à filmer la destruction de cartouches de cigarettes sur leur territoire, alors qu’ils alimentent en parallèle le marché noir européen – elle circule en grande quantité sur le territoire de l’organisation, qui y produit des drogues synthétiques comme le captagon, une amphétamine.

Selon Radwan Mortada, un expert contacté par Arte, qui a consacré un reportage le mois dernier sur le sujet, un sac de 200 000 pilules coûte quelques milliers de dollars à produire pour un bénéfice d’un demi-million de dollars. 50 millions de pilules auraient été écoulées en 2014.

Le captagon, qui agit comme coupe-faim, anti-fatigue, anti-stress et anti-douleur, est aussi très populaire auprès des djihadistes. Les Kurdes, qui ont également retrouvé de la cocaïne et des seringues sur des prisonniers ou des corps, parlent de combattants drogués et fanatiques, qui ne tombent qu’après avoir été touchés à plusieurs reprises.

Plus ubuesque, l’organisation est même « aidée » par l’État irakien : puisque ses dirigeants pensent que Mossoul sera tôt ou tard reprise et qu’il faut bien continuer à entretenir la ville, près de 50 000 fonctionnaires irakiens continuent d’être payés par Bagdad, au profit des djihadistes qui ne dépensent pas un sou ! Les salaires sont payés via le réseau de bureaux utilisé pour toutes les transactions et tombent à moitié dans la poche de l’organisation.

Les témoignages en provenance de Raqqa indiquent que les habitants se sont adaptés à la présence de Daesh. L’activité commerciale et entrepreneuriale se poursuit au sein du Califat, tant pour assurer l’approvisionnement des habitants et plus particulièrement des combattants, que leur divertissement. Daesh publie même un véritable guide touristique à destination des djihadistes étrangers et de leur famille, où l’on vente la qualité du climat, la diversité des produits vendus dans les boutiques de la ville, l’ouverture de nouveaux restaurants – dont un chinois – ou encore les écoles qui fournissent une instruction en anglais !

Dans la même idée, on apprend qu’un service de protection des consommateurs vérifie la conformité des marchandises vendues, tant avec la charia qu’avec les normes sanitaires courantes…
Cette vidéo montre le quotidien à Raqqa, filmé en caméra cachée par une opposante syrienne qui a dû fuir en France après avoir été reconnue.

 

… mais un modèle criminel et sans lendemain

Cette normalité de façade est une technique utilisée par Daesh pour séduire ses partisans. Autre argument : les femmes et les enfants capturés parmi les opposants et les minorités chrétiennes et yézidies. Les personnes concernées sont une composante du butin tiré du djihad, lequel permet aux djihadistes de légitimer ces pratiques. Les cheiks et les émirs de l’organisation priment lors de la répartition des femmes, dont ils peuvent ensuite disposer à leur guise. Les plus belles sont parfois revendues plusieurs milliers de dollars sur les marchés humains mis en place par l’EI. Les autres, partagées par la troupe, ne valent parfois pas plus que le prix d’un paquet de cigarettes. Certaines peuvent être échangées une vingtaine de fois entre combattants…

marché_esclave_mossoul_daesh
Manifestation anti-Daesh devant le parlement européen.

Daesh, qui fournit aussi une maison et une ou plusieurs femmes, cherche à attirer de nouvelles recrues et à préparer la prochaine génération de combattants. La propagande de Daesh fait état de plus de 500 naissances à Raqqa, alors que les ONG décrivent des hôpitaux en ruine.

Pour profiter des différents trafics (drogues, esclaves…) et de l’ambiance des cafés et des restaurants dont les habitants sont exclus, les fonctionnaires et les combattants de l’organisation disposent d’un salaire minimum de 300 euros par mois. Au contraire, ceux qui ne sont pas avec l’organisation, même les plus pauvres, sont soumis à l’impôt, ce qui explique que certains préfèrent rejoindre l’EI et les avantages qu’il assure. Extorqués, ils extorquent à leur tour.

Pour limiter le mécontentement populaire et gérer les nombreux réfugiés qui viennent en ville fuir les combats, l’organisation doit veiller au fonctionnement des services publics : distributions gratuites de nourriture, fonctionnement des transports en commun ou du réseau postal… Daesh a les moyens de cette politique, avec des réserves proches de 2 milliards de dollars selon les spécialistes.

Mais ces moyens sont destinés avant tout aux djihadistes, comme le dénoncent des activistes syriens avec la campagne en ligne « Raqqa massacrée en silence« . Elle montre la dégradation du niveau de vie de la population et le renforcement de la répression des djihadistes envers ceux qui se plaignent. Les corps décapités qui décorent la ville rappellent aux habitants tout le poids de la charia.

En effet, les spécialistes pointent du doigt les ratés de la politique publique des djihadistes : selon Tom Keatinge, spécialiste britannique de la sécurité interviewé par l’International Business Times en avril dernier : « Daesh n’a pas tenu ses engagements. À Mossoul, le butane serait dix fois plus cher qu’auparavant. Le réseau téléphonique ne fonctionne plus et il n’y a pas de ramassage des ordures. » Un constat partagé par Ayman Al-Tamimi, un autre analyste cité par le journal : « Objectivement, la vie est devenue bien plus difficile qu’avant l’arrivée de Daesh : les gens doivent produire leur propre électricité, le prix des combustibles est bien plus élevé, les médicaments sont en rupture de stock, etc. »

Le mécontentement des populations urbaines est un atout pour la coalition. La guerre contre l’organisation se prolonge d’ailleurs sur le terrain économique et financier : les Occidentaux font tout pour geler les avoirs des djihadistes et de ceux qui les financent. Malgré ses réticences à intervenir au sol, l’administration Obama a donné son feu vert pour le déploiement d’un commando en Syrie. Son objectif : capturer ou éliminer certains responsables de l’organisation, dont Abou Sayaf, en charge des finances, du commerce des otages et de la vente du pétrole. De leur côté, les Kurdes s’emploient à couper les lignes d’approvisionnement des djihadistes avec la Turquie.

Alors que sur le plan opérationnel et idéologique, l’organisation semble pouvoir perdurer encore plusieurs années, c’est l’absence d’une véritable politique économique, autre que celle du pillage, qui nous débarrassera de Daesh : les frappes sur les installations pétrolières et la surexploitation de ces dernières par les djihadistes vont tarir cette source de revenus. Le manque de carburant va affecter le transport de marchandises comme celui de combattants. Daesh va perdre en autonomie et en réactivité sur le terrain et ne pourra pas se financer exclusivement en extorquant les populations sous sa coupe.

Cette stratégie d’étouffement sur le long terme ne devrait pas améliorer la situation des populations concernées, ni l’image de l’Occident, en retrait depuis le début de la guerre en Syrie il y a quatre ans.

Lire aussi notre résumé complet : l’État islamique, c’est quoi ?

Journaliste, diplômé en économie et en histoire, j'ai fait mes classes au service sport du quotidien La Marseillaise avant de tomber dans le Web et l'actualité du numérique. Avec Snackable, je vais essayer de vous faire partager ce qui me passionne ou m'interpelle.

NO COMMENTS

Leave a Reply